Le narrateur est un homme de 55 ans, au chômage depuis cinq ans. Auparavant il était archiviste dans un journal mais, avec la numérisation des documents, son service a été fermé. Au moment de son licenciement il a obtenu que les archives papier lui soient confiées et il les stocke dans sa cave, complétant les dossiers au fil du temps. Il sort peu et vit dans ses souvenirs, surtout ceux de Franziska, une amie d’enfance devenue chanteuse sous le nom de Fabienne. Amoureux de Franziska depuis l’adolescence, il s’imagine la fréquenter régulièrement alors qu’il ne l’a pas vue depuis des années. Un jour, sans qu’il y ait vraiment d’événement déclencheur, peut-être juste une météo favorable, une sortie l’emmène hors de ses circuits habituels. Une petite modification de sa routine qui va petit à petit en entraîner de plus grande.
S’il n’a pas toujours vécu en ermite, le narrateur semble n’avoir jamais été quelqu’un pour qui les relations sociales étaient faciles. Au début de ma lecture je me reconnais parfois dans son mode de fonctionnement ce qui me met un peu mal à l’aise. Dans son cheminement vers l’ouverture au reste du monde, le narrateur entreprend d’inventorier les objets de son passé qu’il a conservés en souvenirs. Cela donne des passages nostalgiques que je trouve plaisants. Il y a aussi des aspects poétiques dans sa manie de constituer des dossiers sur tout. Finalement c’est une lecture que j’ai trouvée plutôt plaisante même si je ne suis pas sûre qu’elle me laissera un long souvenir.
Dans les années 1950, le narrateur, Michaël Berg, un lycéen de 15 ans, fait la connaissance de Hanna Schmitz, contrôleuse de tramway de 35 ans. Ils deviennent amants. Michaël rejoint Hanna chez elle tous les jours en sortant du lycée. Il lui fait la lecture d‘un livre qu’il a choisi puis ils font l’amour. Michaël dissimule cette relation à ses parents et à ses camarades de classe. Un jour Hanna disparaît sans prévenir. Sept ans plus tard Michaël est étudiant en droit. Il suit un séminaire organisé autour d’un procès de gardiennes d’Auschwitz. C’est là qu’il retrouve Hanna : elle est l’une des principales accusées.
Ce roman est d’abord une histoire d’amour et, vu la différence d’âge entre les protagonistes, un roman d’apprentissage pour le narrateur qui prend de l’assurance par rapport à ses camarades qui n’ont pas son expérience. La deuxième partie, le récit du procès, est l’occasion d’une réflexion sur la responsabilité collective des Allemands face à la shoah. La génération de Michaël confronte celle de ses parents à son comportement sous le nazisme : avez-vous participé, avez-vous fermé les yeux, si non pourquoi n’avez-vous pas exigé des procès dès la fin de la guerre ? Michaël se demande aussi si cette attitude critique n’est pas, pour sa génération, une façon de se dédouaner de sa propre responsabilité, celle d’avoir aimé ces parents forcément coupables. Je trouve qu’il y a là des questionnements intéressants.
La troisième partie traite de la vie de Michaël adulte. On comprend que son existence est profondément marquée par ce premier amour. Le style du roman est sans fioritures, plat, correspondant bien à un narrateur qui semble avoir enfoui tous ses sentiments en lui. C’est une lecture que j’ai appréciée.
Le liseur a été adapté au cinéma par Stephen Daldry avec Kate Winslet dans le rôle d’Hanna, David Kross en Michaël jeune et Ralph Fiennes en Michaël adulte. J’avais vu ce film à sa parution en 2008 et je l’ai revu récemment à l’occasion de sa diffusion sur Arte. C’est ce visionnage qui m’a donné envie de lire le livre. Le film se concentre principalement sur l’histoire d’amour entre Michaël et Hanna. La réflexion sur la responsabilité allemande est rapidement expédiée. Je la découvre en lisant le roman. Le résultat est un film terriblement romantique avec cet amour impossible qui marque Michaël à tout jamais. Sa relation à sa fille, qui est absente du roman, vient renforcer cette impression. J’ai ressenti beaucoup de pitié pour le personnage, je ne me souvenais pas que le premier visionnage m’avait autant émue.
Ferdinand Goldberger, chef local du parti nazi de son village natal de l’Innviertel, en Autriche, a dénoncé trop de monde, semble-t-il. Parce qu’il recevait des menaces, il a du partir. Il a réussi à échanger sa grande exploitation forestière contre une ferme abandonnée à Rosental en Haute-Autriche. Il est accompagné de sa fille Martha, devenue mutique.
Entre la seconde guerre mondiale et la fin du 20° siècle, Lilas rouge raconte l’histoire d’une famille d’agriculteurs autrichiens sur quatre générations. La deuxième est représentée par Ferdinand, le fils. Revenu de la guerre il s’est mis à mépriser son père qu’il juge responsable de la perte de leur domaine forestier. Pourquoi son père a-t-il du quitter l’Innviertel ? Ferdinand ne le sait pas et ne veut pas le savoir. A son image les autres membres de la famille Goldberger évitent de se poser des questions sur le passé du vieux dont ils croient pourtant qu’il a attiré sur eux une malédiction. Ainsi Paul, fils aîné de Ferdinand, souffre de maladie mentale qu’il tente de soigner en s’alcoolisant. Bravo à l’auteur pour la description des hauts et des bas que traverse l’humeur de Paul.
La malédiction de la famille Goldberger c’est l’histoire de l’Autriche, de son déni de sa participation active aux crimes du nazisme. On peut aussi y voir une critique du patriarcat. Ferdinand a décidé seul que de ses deux fils Paul ferait des études et Thomas reprendrait la ferme. Paul est envoyé dans un internat religieux où il est très malheureux. Nul doute que les séances d’humiliation dont il est victime n’améliorent pas sa santé mentale. Plus tard Thomas, qui n’a pas eu d’enfant, choisit de même parmi ses neveux qui pourra lui succéder. Les désirs des enfants sont de peu de poids, tant mieux s’ils vont dans le sens de ce qu’on a décidé pour eux.
La gestion de l’exploitation agricole et le travail des champs sont un sujet majeur de ce roman. Après la guerre le travail est encore manuel. On pourrait aussi bien être une guerre plus tôt. Au fur et à mesure que le temps passe -mais il y a très peu de repères temporels, ce qui donne une impression d’immobilisme- on voit apparaître des machines agricoles, des objets de la société de consommation, de nouvelles cultures. Cependant toutes ces choses semblent rester à la périphérie tandis qu’au centre la vie de la famille s’écoule lentement, rythmée par les saisons, comme coupée du monde. Et en effet la ferme Goldberger se situe à l’écart du village et eux-mêmes fréquentent peu à l’extérieur.
C’est un long roman de 700 pages, ce qui laisse le temps de faire connaissance avec les personnages. J’ai grandement apprécié cette lecture. J’ai apprécié la belle écriture, l’analyse psychologique fine, la description de la nature et du quotidien de ces paysans attachés à leur terre. Reinhard Kaiser-Mühlecker est lui-même originaire de Haute-Autriche où il a repris l’exploitation agricole familiale en parallèle de son travail d’écrivain.
En janvier 1945 une famille du nord de la Norvège franchit à pied la frontière avec la Suède. Le père a en effet participé à la résistance anti-nazie et sa sécurité est menacée. Il entraîne avec lui sa femme et son petit garçon de 5 ans dans un froid glacial.
Dans sa préface Herbjørg Wassmo explique qu’elle a rencontré, 40 ans après les faits, les protagonistes de ce périple qui lui ont raconté leur histoire dont elle a fait la matière de ce roman. L’autrice s’est attachée à retranscrire les souffrances et les sentiments de ces héros discrets, des gens qui n’ont pas l’habitude de se mettre en avant ou de se plaindre.
La fuite et la longue période de convalescence qui la suit – les trois souffrent de sévères gelures-sont majoritairement vues par les yeux du petit garçon, parfois par ceux de la mère. L’autrice écrit en phrases courtes. C’est assez différent de ce que j’ai lu d’elle jusqu’à présent et pas mon préféré.
Budaï, un linguiste tchèque, s’est endormi dans l’avion qui aurait dû le mener à un congrès professionnel à Helsinki. A son réveil il découvre qu’il est arrivé dans une ville inconnue où on parle une langue qu’il ne comprend pas, lui qui en maîtrise couramment plusieurs et a des rudiments de nombreuses autres. Dès le lendemain Budaï cherche un moyen de quitter ce lieu. Il essaie de se faire indiquer une gare ou un aéroport mais personne ne semble comprendre aucune des langues qu’il parle ni les dessins ou les signes qu’il fait. En arpentant la ville au départ de son hôtel il la découvre tentaculaire et peuplée d’une multitude d’habitants. Partout la foule est dense. Il faut jouer des coudes pour avancer et faire de longues queues pour être servi : pour récupérer la clé de sa chambre à la réception, prendre l’ascenseur ou le métro, manger au restaurant… En parallèle Budaï tente de décrypter la langue locale. Il a des compétences pour cela mais il lui semble parfois que la même chose se désigne différemment au fil des jours.
Alors qu’il cherche un sens à ce qui lui arrive Budaï me fait penser à un hamster tournant en rond dans sa roue. L’ambiance kafkaïenne a un côté oppressant pour le lecteur, ce n’est pas un roman toujours très plaisant à lire. Il me semble que l’enfermement du personnage est une image de ce que peut être la vie dans un régime totalitaire (le livre est paru en 1970). Je vois très bien Budaï arrivant au goulag et cherchant à comprendre pourquoi il est là. Il pense d’abord qu’il est responsable de ce qui lui arrive : « C’est en lui-même que doit résider la faute, dans son caractère auquel toute agressivité, toute bousculade sont étrangères », puis il imagine qu’on lui en veut : « N’est-il pas délibérément retenu sur place et empêché de retourner chez lui ? Par qui, pourquoi, dans quel but ? Pourquoi précisément lui ? Pour qui était-il une gêne ? A qui avait-il fait du tort ? ». Il s’inquiète aussi pour sa famille et ses proches : que peuvent-ils penser qu’il lui est arrivé ? Touts ces questions ne trouvent pas de réponse, bien sûr, de même que les internés au goulag affrontent l’arbitraire de leur détention.
Si Budaï me fait pitié il ne m’est cependant pas très sympathique. Contrairement à l’image qu’il a de lui-même l’agressivité ne lui est pas étrangère et, dans un accès de colère, il bat une liftière de son hôtel qui est la seule personne avec qui il ait réussi à établir un semblant de communication. Je suis choquée par ailleurs par des stéréotypes racistes, misogynes et validistes.
L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré est mort le 1er Juillet 2024. Il était né en 1936 à Gjirokastër qui était aussi la ville natale du dictateur Enver Hodja (1908-1985). Il écrit ses premiers vers à 12 ans puis étudie les lettres à Tirana et Moscou. Il a écrit une cinquantaine de titres (romans, nouvelles, poèmes, essais, théâtre) traduits en plus de 45 langues. Au long de sa carrière on lui a reproché d’être trop complaisant envers la dictature communiste. Lui disait qu’il voulait seulement écrire « dans des conditions horriblement difficiles » une littérature « normale ». Dans le numéro de septembre 2024 de La Chronique d’Amnesty International, Pierre Haski raconte que Kadaré a très peu publié dans les années 1980 en raison de la censeure qui l’aurait contraint à trop de coupes. Il avait fait passer ses manuscrits à son éditeur parisien, Fayard, dont le patron, Claude Durand, était venu en vacances en famille en Albanie et avait ramené les textes cachés dans le double fond de sa valise. C’était au cas où il arriverait quelque chose à l’écrivain.
Chronique de la ville de pierre. La ville de pierre c’est Gjirokastër, ville natale d’Ismaïl Kadaré, jamais nommée ici. Une ville où même les toits sont « couverts de plaques de pierre, grise, semblables à de gigantesque écailles ». Le narrateur est un jeune garçon qui passe encore beaucoup de temps en compagnie des femmes. Avec la ville de pierre elles sont les personnages principaux de ce roman en partie autobiographique. Mère, grand-mère, tantes, voisines, elles se réunissent chez les unes et les autres pour échanger nouvelles et ragots qui montrent généralement que rien ne va plus. La mère Pino ponctue chaque information de « C’est la fin de tout ». Il y a beaucoup d’humour dans les répétitions ressassées de cette vieille commère : « C’est fou, dit la mère Pino. On ne sait plus de qui se méfier d’abord ».
Le récit se déroule pendant la seconde guerre mondiale, quand la ville est occupée alternativement par les Italiens et les Grecs avant de passer aux mains des Allemands. Les forces d’occupation imposent le black out et placardent des avis d’interdiction. La cave de la grande maison familiale sert d’abri contre les bombardements à tout le quartier. A la fin de la guerre ce sont les jeunes maquisards communistes qui prennent le pouvoir, remettant en cause le pouvoir traditionnel des anciens : « Il paraît qu’on fait maintenant une nouvelle sorte de guerre dit [Djedjo]. Je ne sais pas comment ils appellent ça, la lutte aux classes ou la lutte des classes. Ca, pour une guerre, oui, que c’en est une, ma bonne Selfidjé. Pas comme les autres. Les frères s’entre-tuent et le fils abat son père. Et dans sa maison même, à table. Il le fixe un moment dans les yeux, puis lui dit qu’il ne le reconnaît plus comme son père, et lui loge une balle dans la tête. – C’est la fin de tout ! dit la mère Pino (…) – Voilà, ma chère Selfidjé, dit Djedjo. Nous croyions en avoir fini avec tous ces troubles, mais à ce qu’il semble, le plus pénible reste encore à endurer. Tu te souviens d’Enver, le fils des Hodja ? – Celui qui est allé étudier dans le pays des Francs ? Bien sûr que je m’en souviens. – Moi aussi, dit la mère Pino. – Eh bien, on dit que c’est lui qui dirige maintenant le combat. Et c’est lui aussi qui a, paraît-il, inventé cette nouvelle guerre dont je te parlais tout à l’heure. – J’ai de la peine à y croire, dit grand-mère. C’était un garçon si bien élevé ».
Le narrateur vit dans un environnement traversé de merveilleux : les femmes craignent les jeteurs de sorts, prédisent l’avenir à l’occasion ; la ville, la maison, des objets du quotidien sont doués d’une volonté propre. Avec son ami Illyr ils arpentent le quartier tachant de comprendre les événements à l’aune de ce qu’ils voient et entendent. Le jeune garçon est un amoureux des mots attaché à percer leur sens profond. Grâce au frère aîné d’Illyr, un étudiant, il a accès à des livres.
Gjirokastër
J’ai beaucoup apprécié cette lecture que j’ai trouvée souvent drôle même si les événements décrits ne le sont pas toujours. J’ai apprécié ce petit aperçu sur l’histoire albanaise que je connais fort peu. Le texte est par enfin fort bien écrit avec des accents poétiques : « Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d’eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avants-bras étaient couverts d’écailles. J’avais eu alors l’impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi ».
Bien que certains quartiers de Gjirokastër aient encore un aspect très rural cette lecture me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.
Un tueur en série frappe à Hambourg. Des strip teaseuses sont assassinées et leur cadavre mutilé. La procureure Chastity Riley, cheffe de la police locale, ne se contente pas de diriger l’enquête depuis son bureau. Elle intervient directement sur le terrain , son terrain puisque les meurtres ont lieu dans le quartier chaud de Sankt Pauli où elle habite. Chastity est une héroïne originale. Traumatisée par un drame familial que le lecteur découvre peu à peu, elle est sujette aux évanouissements intempestifs, fume comme un sapeur, boit sec et craint l’attachement affectif. Ses atouts pour résoudre cette affaire : la connaissance du quartier et de ses habitants, la capacité à se mettre dans la tête du tueur et le respect de son équipe de policiers.
C’est une lecture que j’ai appréciée, pour son personnage de procureure atypique et pour la description du quartier de Sankt Pauli. Comme Chastity Riley, Simone Buchholz connaît bien ce quartier où elle vit et qu’elle aime, à n’en pas douter.
La ville de Hambourg me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.
L’action de ce roman se déroule de 1792 à 1824 à Kingsbridge, gros bourg du sud de l’Angleterre où se situait aussi l’action de Le crépuscule et l’aube, Les piliers de la terre, Un monde sans fin et Une colonne de feu. Au tournant des 18° et 19° siècles, les habitants de Kingsbridge voient leurs modes de vie transformés par la Révolution industrielle. L’industrie textile, filage et tissage, se mécanise de plus en plus, entraînant un accroissement des inégalités. Pendant ce temps, en France, c’est la fin de la Révolution puis l’Empire, des événements qui ont des conséquences pour les Britanniques. Elles sont politiques : par crainte d’une contagion révolutionnaire les députés interdisent les syndicats ; économiques avec la crise provoquée par le blocus continental mis en place par Napoléon et militaires quand le pays s’engage dans la coalition contre la France. Il y a alors des enrôlements forcés. Je trouve intéressant d’avoir un regard britannique sur des événements français.
A son habitude, Ken Follett place dans ce cadre historique des personnages très tranchés, vrais méchants ou vrais gentils. Le principal protagoniste négatif est l’échevin Joseph Hornbeam. Patron du textile, il est prêt à tout pour s’enrichir et acquérir plus de pouvoir : mépris pour les faibles, corruption, violence. Il est associé dans ses projets néfastes avec Will Riddick, le seigneur du coin. Tous les deux sont opposés à l’héroïne Sal Clitheroe, devenue veuve au début du roman suite à un accident du travail provoqué par Will Riddick. Fileuse, Sal se positionne bientôt comme porte-parole des ouvriers. Son fils Kit doit travailler dès six ans, après la mort de son père, pour subvenir aux besoins de la famille.
On fait aussi la connaissance de Amos Barrowfield, marchand drapier. Avec Elsie Latimer, fille de l’évêque, ils ont monté une école du dimanche pour instruire les enfants (des) ouvriers. Une initiative qui n’est pas du goût de tous mais qui est soutenue par les méthodistes, des dissidents de l’Église anglicane qui prônent la modération et ont des préoccupation sociales.
Grâce aux nombreux rebondissements romanesques, le résultat est un ouvrage qui se lit très facilement malgré ses 785 pages, parfaite lecture d’été. Vu son épaisseur, il me permet de participer aux Pavés et aux Epais de l’été. Pour les conditions de vie et de travail des ouvriers du textile au début de la Révolution industrielle, il entre aussi dans le défi Monde ouvrier et monde du travail. D’une pierre trois coups !
Née à la fin du 19° siècle, orpheline toute petite, Olga a été élevée en Poméranie par une grand-mère qui ne l’aimait pas. Elle se lie d’amitié avec Herbert, le fils des riches propriétaires voisins, une relation qui évolue en amour quand les jeunes gens grandissent. Tandis qu’Olga se bat pour devenir institutrice, Herbert rêve de participer à l’élan expansionniste de l’Allemagne. Il combat dans la guerre contre les Herero (1904), voyage puis décide de rallier le pôle nord. Le personnage d’Herbert est inspiré d’Herbert Schröder-Stranz. Cette première partie court jusqu’au début des années 1950 quand, installée dans la région du Rhin, devenue sourde, retraitée de l’enseignement, Olga fait des travaux de couture dans la famille d’un pasteur pour arrondir ses fins de mois. Le style en est descriptif, sans fioritures et m’a semblé parfois un peu plat.
La deuxième partie est le récit par Ferdinand, le fils du pasteur chez qui Olga travaille, de sa relation avec celle-ci. Devenu vieux le narrateur raconte cette amitié précieuse qui a duré jusqu’à la mort d’Olga, une femme qui savait écouter malgré -ou peut-être du fait même de- sa surdité. J’ai trouvé cette deuxième partie touchante. Il me semble que les sentiments de Ferdinand, enfant, adolescent puis jeune adulte, pour Olga sont bien décrits.
La dernière partie laisse enfin la parole à Olga à travers des lettres écrites à Herbert. Alors, ce personnage qui pouvait paraître effacé jusqu’à là prend de l’envergure en faisant entendre sa voix propre. Elle est portée par son amour pour Herbert qui l’a accompagné toute sa vie.
J’ai lu rapidement ce roman dont j’ai particulièrement apprécié la construction intelligente.
En 2003 la mère d’Anne Berest, Lélia, a reçu une carte postale anonyme sur laquelle étaient inscrits quatre prénoms : « Ephraïm, Emma, Noémie, Jacques ». Il s’agit des grands-parents maternels de Lélia et de sa tante et son oncle, tous quatre assassinés à Auschwitz. Dix ans plus tard, enceinte de sa fille, Anne Berest interroge sa mère sur l’histoire de sa famille.Nous découvrons ainsi le destin des Rabinovitch, Juifs de Russie qui quittent Moscou pour Riga à cause de la révolution, puis Riga pour la Palestine à cause de l’antisémitisme, avant de s’installer en France. Cette première partie annonce ce que sera le reste du livre : un mélange de documentation historique et de roman puisque sont reconstituées les paroles, les sensations et les pensées intimes des personnages que l’autrice suit quasiment jusque dans la chambre à gaz. J’ai lu sur Babélio que ce procédé avait incommodé certains lecteurs. Ce n’est pas mon cas mais je trouve parfois qu’elle en fait trop.
La seule survivante de la famille est Myriam, mère de Lélia, soeur aînée de Noémie et Jacques, sauvée de la déportation par son mariage avec Vicente Picabia, le fils du peintre.
En 2019 Anne Berest décide d’enquêter sur la carte postale anonyme et d’en retrouver l’auteur. C’est un moment où elle se pose des questions sur sa judéité. Qu’est-ce que cela veut dire être Juif aujourd’hui en France quand on a grandi dans une famille non croyante et non pratiquante ? Qu’est-ce qui se transmet de cet héritage malgré les silences et les non-dit ? Qu’est-ce que cela signifie être une descendante de survivante ? Je trouve cette réflexion intéressante même si il m’arrive de ne pas la suivre dans ses analyses, notamment quand elle explore l’influence qu’ont eu sur elle et sa soeur les prénoms cachés qu’on leur a donnés. Il me semble que je connais des gens qui ont les mêmes traits de caractère que décrits ici sans avoir les mêmes antécédents. L’enquête sur la carte postale est aussi l’occasion de présenter l’engagement des Picabia dans la résistance. Jeanine Picabia, soeur de Vicente, a dirigé le réseau Gloria et y a fait participer mère, frère, belle-soeur.
J’ai écouté ce texte lu par Ariane Brousse de façon vivante. Elle a une voix claire mais est capable d’en changer pour jouer les différents personnages qui interviennent. Elle prend ainsi une voix rauque pour incarner Lélia, grande fumeuse. Au total c’est un livre que j’ai trouvé intéressant et émouvant et qui m’a donné envie de lire autre chose de l’autrice.Peut-être le livre qu’elle a écrit avec sa soeur, Claire Berest, sur Gabrielle Picabia, leur arrière-grand-mère qui intervient dans La carte postale.
A l’habitude chez Audiolib le texte est suivi d’un entretien avec l’autrice où elle donne quelques explications sur son travail et notamment sur l’articulation entre faits réels et romancés.