Tome 1 (1986-1994) Moi, Fadi, le frère volé est un spin-off de L’Arabe du futur. Fadi est le frère de Riad Sattouf. Il est né en 1986. Fadi passe ses premières années en Bretagne auprès de sa mère Clémentine et de ses deux frères. Il connaît peu son père, Abdel, qui vit et travaille en Arabie Saoudite. Les parents ne s’entendent plus. Quand Fadi a six ans, son père l’enlève et l’emmène avec lui en Syrie.
Pour les dessins on retrouve un code couleur, comme dans L’Arabe du futur. Ici les premières pages sont dans une dominante de jaune et, petit à petit, la couleur évolue pour passer au rose saumon en fin de volume, de même que Fadi, petit à petit, s’habitue à un autre mode de vie, désapprend le français pour l’arabe.
J’ai apprécié la lecture de cette bande dessinée. L’auteur montre la perception différente de la sienne qu’a son frère de la vie au village de Ter Maaleh. Alors que Riad était harcelé par ses cousins et battu à l’école Fadi s’intègre beaucoup plus facilement à la société enfantine. Dans une interview au Nouvel Obs du 3 au 9 octobre 2024 Riad Sattouf annonce trois tomes pour cette série. Il prévoit ensuite d’écrire l’histoire familiale du point de vue de sa mère. Voilà un projet qui m’intéresse grandement. Nul doute que je lirai tout cela.
La sortie de Moi, Fadi, le frère volé par Riad Sattouf est l’occasion de relire toute la série de L’Arabe du futur. Tome 1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) L’auteur de BD Riad Sattouf est né en 1978 d’un père Syrien, Abdel-Razak, et d’une mère française, Clémentine, qui se sont connus à l’université à Paris. A deux ans le petit Riad est un enfant charmant aux cheveux blonds, très vite considéré par son entourage comme doué en dessin. Après avoir obtenu son doctorat, Abdel enseigne d’abord à l’université de Tripoli puis à Damas. En cours de route la famille s’agrandit d’un petit frère, Yahya.
Dans ce premier tome l’auteur nous raconte sa petite enfance en Libye et en Syrie où la famille habite au village du père, près de Homs. Ce qui me frappe c’est la grande violence de la société syrienne. Les inégalités sociales sont grandes. Ceux qui ont un peu de pouvoir en profitent pour maltraiter ceux qui en ont moins. Celui qui a de l’autorité humilie celui qui est sous ses ordres, les adultes frappent les enfants, les enfants se battent entre eux et martyrisent les animaux. En sa qualité d’étranger aux cheveux blonds Riad est harcelé par ses cousins et traité de sale Juif sous l’oeil indifférent de sa famille paternelle.
Le dessin est simple, en noir et blanc sur des aplats de couleur claire qui varie selon l’endroit où se déroule l’action : bleu pour la France, orange pour la Libye ou rose pour la Syrie. Des teintes plus vives, rouge ou vert, viennent attirer l’oeil sur des moments intenses. L’auteur se présente en enfant intelligent, portant un regard lucide sur les adultes, leurs agissements et leurs contradictions. Grâce à une bonne dose d’autodérision c’est drôle malgré des sujets qui ne le sont pas toujours.
Tome 2 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1984-1985) Dans ce tome le petit Riad commence sa scolarité en Syrie. C’est une école où on dresse les enfants à coups de bâton, de propagande pour le régime et de récitation du Coran. L’auteur se présente cependant comme un enfant doué de sens critique et qui se pose des questions. La cour de récréation est le lieu de violences des forts contre les faibles mais Riad s’y fait aussi des amis avec qui il joue à la guerre contre les Juifs. Pendant ce temps sa mère, confinée au foyer et ne parlant pas la langue, s’ennuie et déprime. Le père qui s’imaginait pouvoir incarner l’Arabe du futur, instruit et laïc, a dû déchanter. Pour parvenir en Syrie il faut en passer par le piston et il se replie petit à petit sur des valeurs traditionalistes qui ne risquent pas de choquer sa famille ou les puissants dont il espère le soutien.
Tome 3 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1985-1987) La vie en Syrie continue. Riad se prend de passion pour Conan le Barbare. A l’occasion de la naissance de son petit frère Fadi il séjourne chez sa grand-mère en Bretagne. Scolarisé à l’école française il y découvre des relations apaisées entre enfants et une maîtresse qui ne bat ni n’humilie les élèves.
Par un procédé de flèches qui indiquent ce que le dessin ne montre pas l’auteur attire l’attention sur les sensations, l’odeur, le goût, avec le regard d’un enfant dénué de préjugés.
Tome 4 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) Ce quatrième tome est le plus épais de toute la série. Il faut dire que c’est là que se noue le drame qui va bouleverser la vie de toute la famille. Le dénouement poignant n’est plus une surprise pour moi mais m’émeut toujours.
Quand le père obtient un poste à l’université de Riyad en Arabie Saoudite, la mère refuse de le suivre et rentre en France avec ses enfants. Alors que la mésentente entre ses parents est de plus en plus flagrante, Riad grandit. Il raconte l’entrée dans l’adolescence et ses difficultés à s’intégrer parmi les enfants de son âge. Si la violence à l’école française est moins brutale qu’en Syrie elle est cependant bien présente à l’égard des élèves différents des autres comme lui, victime de harcèlement. Le père qui n’a pas réussit comme il le souhaitait -il n’est pas reconnu professionnellement, sa femme ne lui obéit pas- s’enferme dans le ressentiment et se replie sur la religion. Il a fait le pèlerinage à la Mecque qui lui vaut au village le respect qu’il n’a pas obtenu par ses études. Il professe un nationalisme arabe agressif.
Tome 5 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1992-1994) Après la disparition de son petit frère Fadi, le jeune Riad mène une vie clivée entre son domicile et l’école. A la maison où la télé est allumée en permanence la mère ne pense qu’à retrouver son fils. Sans soutien des autorités françaises, elle en est réduite à des expédients peu efficaces. Au collège puis au lycée aucun camarade de Riad n’est au courant du drame qui touche sa famille. Quand il sent assez en confiance pour en parler, il n’est pas cru.
On rit moins à la lecture de cet épisode, l’ambiance est pesante, un objet, une situation, font ressurgir à l’improviste le souvenir de Fadi et Riad fait des rêves où il croise son père ou son frère. Quant à moi je dois dire que mon sommeil a été perturbé la nuit qui a suivi la fin de la lecture de ce tome.
Tome 6 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1994-2011) Voir ici.
J’aime beaucoup cette série de BD et à la relecture c’est toujours un plaisir. La tension monte avec les épisodes alors que le drame familial se noue et que l’auteur vit une adolescence perturbée.
En janvier 1945 une famille du nord de la Norvège franchit à pied la frontière avec la Suède. Le père a en effet participé à la résistance anti-nazie et sa sécurité est menacée. Il entraîne avec lui sa femme et son petit garçon de 5 ans dans un froid glacial.
Dans sa préface Herbjørg Wassmo explique qu’elle a rencontré, 40 ans après les faits, les protagonistes de ce périple qui lui ont raconté leur histoire dont elle a fait la matière de ce roman. L’autrice s’est attachée à retranscrire les souffrances et les sentiments de ces héros discrets, des gens qui n’ont pas l’habitude de se mettre en avant ou de se plaindre.
La fuite et la longue période de convalescence qui la suit – les trois souffrent de sévères gelures-sont majoritairement vues par les yeux du petit garçon, parfois par ceux de la mère. L’autrice écrit en phrases courtes. C’est assez différent de ce que j’ai lu d’elle jusqu’à présent et pas mon préféré.
Budaï, un linguiste tchèque, s’est endormi dans l’avion qui aurait dû le mener à un congrès professionnel à Helsinki. A son réveil il découvre qu’il est arrivé dans une ville inconnue où on parle une langue qu’il ne comprend pas, lui qui en maîtrise couramment plusieurs et a des rudiments de nombreuses autres. Dès le lendemain Budaï cherche un moyen de quitter ce lieu. Il essaie de se faire indiquer une gare ou un aéroport mais personne ne semble comprendre aucune des langues qu’il parle ni les dessins ou les signes qu’il fait. En arpentant la ville au départ de son hôtel il la découvre tentaculaire et peuplée d’une multitude d’habitants. Partout la foule est dense. Il faut jouer des coudes pour avancer et faire de longues queues pour être servi : pour récupérer la clé de sa chambre à la réception, prendre l’ascenseur ou le métro, manger au restaurant… En parallèle Budaï tente de décrypter la langue locale. Il a des compétences pour cela mais il lui semble parfois que la même chose se désigne différemment au fil des jours.
Alors qu’il cherche un sens à ce qui lui arrive Budaï me fait penser à un hamster tournant en rond dans sa roue. L’ambiance kafkaïenne a un côté oppressant pour le lecteur, ce n’est pas un roman toujours très plaisant à lire. Il me semble que l’enfermement du personnage est une image de ce que peut être la vie dans un régime totalitaire (le livre est paru en 1970). Je vois très bien Budaï arrivant au goulag et cherchant à comprendre pourquoi il est là. Il pense d’abord qu’il est responsable de ce qui lui arrive : « C’est en lui-même que doit résider la faute, dans son caractère auquel toute agressivité, toute bousculade sont étrangères », puis il imagine qu’on lui en veut : « N’est-il pas délibérément retenu sur place et empêché de retourner chez lui ? Par qui, pourquoi, dans quel but ? Pourquoi précisément lui ? Pour qui était-il une gêne ? A qui avait-il fait du tort ? ». Il s’inquiète aussi pour sa famille et ses proches : que peuvent-ils penser qu’il lui est arrivé ? Touts ces questions ne trouvent pas de réponse, bien sûr, de même que les internés au goulag affrontent l’arbitraire de leur détention.
Si Budaï me fait pitié il ne m’est cependant pas très sympathique. Contrairement à l’image qu’il a de lui-même l’agressivité ne lui est pas étrangère et, dans un accès de colère, il bat une liftière de son hôtel qui est la seule personne avec qui il ait réussi à établir un semblant de communication. Je suis choquée par ailleurs par des stéréotypes racistes, misogynes et validistes.
Une histoire des empereurs de Rome. Mary Beard est professeure émérite d’histoire romaine à Cambridge. Dans cet ouvrage elle nous présente les empereurs et la fonction impériale de 44 av. JC. (assassinat de Jules César) à 235 (fin du règne de Septime Sévère). Entre ces deux dates l’empire romain est d’une grande stabilité politique. Près de trente empereurs se succèdent sur cette période mais l’autrice ne nous les présente pas exhaustivement : elle procède de façon transversale, par thématiques, abordant, par exemple, les principes fondamentaux de l’autocratie et les modes de succession mais aussi les repas, la cour impériale et ceux qui la constituent, esclaves et proches de l’empereur, le travail et les loisirs de l’empereur, ses déplacements à l’étranger…
J’ai trouvé que c’était un ouvrage de vulgarisation très accessible. Parce qu’il est écrit dans une langue courante, utilisant parfois des expressions familières et que le propos est illustré de très nombreuses anecdotes où les faits et gestes des empereurs sont comparés à l’occasion à ceux de dirigeants contemporains, la lecture est plaisante. De par la distance chronologique qui nous en sépare, l’antiquité m’est toujours apparue comme une époque exotique. C’est le talent de Mary Beard de rendre ses personnages vivants et, de ce fait, plus humains. Mais les anecdotes sont aussi analysées, permettant un second niveau de lecture. En pointant les réputations qui émanent de la légende dorée ou noire, l’autrice montre comment cette légende a pu se construire et perdurer à travers le temps, ce que les rumeurs ou la propagande nous disent de l’image de l’empereur que pouvaient se faire les contemporains.
Le livre est illustré des photos des monuments ou statues évoquées. La description des lieux dont il est question a réveillé chez moi une vieille envie d’aller à Rome.
Enfin son travail a amené Mary Beard à s’interroger sur les régimes autoritaires de toutes les époques. Elle en tire la conclusion que « ce n’est pas la violence ou la police secrète, ce sont la collaboration et la coopération -consciente ou naïve, bien intentionnée ou non- qui permettent à l’autocratie de perdurer ».
L’écrivain et critique musical Benoît Duteurtre est mort le 16 juillet 2024. Il était né en 1960. Ses romans mêlent souvent satire de l’époque, nostalgie et ironie.
Le retour du général. Un soir à 20 heures, voici que les télés de France se brouillent et qu’apparaît le Général (de Gaulle). Il est revenu pour lancer un nouvel appel à la résistance : assez des normes européennes qui, sous couvert de principe de sécurité, américanisent notre mode de vie, assez de la mondialisation qui crée du chômage, assez de la perte d’influence de la France dans le monde. Cette apparition fédère rapidement des mécontents de tous bords qui rêvent que de Gaulle revienne au pouvoir. Et si c’était vrai ?
Le roman alterne deux narrations. Une partie est en focalisation interne avec un narrateur qui ressemble fort à l’auteur : c’est un écrivain spécialiste de musique né en 1960. Il est horrifié de découvrir qu’une directive européenne impose désormais aux restaurateurs français de servir de la mayonnaise industrielle (une rapide enquête lui permet de préciser que la vérité est beaucoup plus nuancée mais l’Europe a le dos large, autant taper dessus plutôt qu’accuser un restaurateur de servir de la merde pour augmenter sa marge). Les autres chapitres sont en focalisation externe. Nous y suivons les tribulations du Général et faisons la connaissance de Mustapha Zeggaï, infirmier à Marseille et neo-gaulliste de la première heure en mémoire de son grand-père, résistant dès 1940.
Voici un roman qui me laisse très dubitative. J’ai apprécié la belle écriture, l’humour, l’auto-dérision dont fait preuve le narrateur-auteur. Benoît Duteurtre est un fin observateur de la vie politique française au point que certaines situations qu’il invente paraissent prémonitoires lues quinze ans plus tard (le roman est paru en 2010). J’ai particulièrement apprécié la dissolution de l’Assemblée Nationale pour « que le peuple français s’exprime sans tabous, dans le respect de la démocratie » -sauf qu’ici le président de la république accepte le verdict des urnes. Je suis cependant beaucoup plus réservée quant à la nostalgie gaulliste qui suinte de ce livre.
C’est à un de Gaulle fantasmé que nous avons affaire ici, celui auquel les amateurs d’autorité de droite comme de gauche font appel régulièrement comme panacée aux maux contemporains. En ce qui me concerne il me semble que pour affronter les défis du 21° siècle -je pense notamment au changement climatique- nous avons besoin d’idées nouvelles plutôt que de réchauffer les vieilles recettes d’autrefois. Je ne regrette pas la grandeur passée de mon pays qui a fait bien du mal à l’extérieur de la France métropolitaine -n’oublions pas que de Gaulle c’est aussi les essais nucléaires dans le Sahara et en Polynésie ou la Françafrique. Si l’auteur a des mots justes et touchants pour décrire où se niche pour lui le sentiment d’être Français, pourquoi ce sentiment devrait-il être uniforme comme la mayonnaise industrielle ? Ce n’est pas parce que ses références sont dépassées pour d’autres qu’ils ne sentent pas pour autant Français. La langue française évolue, je ne crois pas qu’elle s’abâtardit et qu’en 2030 on parlera un sabir franco-américain. Je ne vois pas ce qu’il y a de risible à souhaiter la parité pour nommer les rues de nos villes. Bref, je trouve que ce roman est traversé par une vision réactionnaire qui me déplaît.
L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré est mort le 1er Juillet 2024. Il était né en 1936 à Gjirokastër qui était aussi la ville natale du dictateur Enver Hodja (1908-1985). Il écrit ses premiers vers à 12 ans puis étudie les lettres à Tirana et Moscou. Il a écrit une cinquantaine de titres (romans, nouvelles, poèmes, essais, théâtre) traduits en plus de 45 langues. Au long de sa carrière on lui a reproché d’être trop complaisant envers la dictature communiste. Lui disait qu’il voulait seulement écrire « dans des conditions horriblement difficiles » une littérature « normale ». Dans le numéro de septembre 2024 de La Chronique d’Amnesty International, Pierre Haski raconte que Kadaré a très peu publié dans les années 1980 en raison de la censeure qui l’aurait contraint à trop de coupes. Il avait fait passer ses manuscrits à son éditeur parisien, Fayard, dont le patron, Claude Durand, était venu en vacances en famille en Albanie et avait ramené les textes cachés dans le double fond de sa valise. C’était au cas où il arriverait quelque chose à l’écrivain.
Chronique de la ville de pierre. La ville de pierre c’est Gjirokastër, ville natale d’Ismaïl Kadaré, jamais nommée ici. Une ville où même les toits sont « couverts de plaques de pierre, grise, semblables à de gigantesque écailles ». Le narrateur est un jeune garçon qui passe encore beaucoup de temps en compagnie des femmes. Avec la ville de pierre elles sont les personnages principaux de ce roman en partie autobiographique. Mère, grand-mère, tantes, voisines, elles se réunissent chez les unes et les autres pour échanger nouvelles et ragots qui montrent généralement que rien ne va plus. La mère Pino ponctue chaque information de « C’est la fin de tout ». Il y a beaucoup d’humour dans les répétitions ressassées de cette vieille commère : « C’est fou, dit la mère Pino. On ne sait plus de qui se méfier d’abord ».
Le récit se déroule pendant la seconde guerre mondiale, quand la ville est occupée alternativement par les Italiens et les Grecs avant de passer aux mains des Allemands. Les forces d’occupation imposent le black out et placardent des avis d’interdiction. La cave de la grande maison familiale sert d’abri contre les bombardements à tout le quartier. A la fin de la guerre ce sont les jeunes maquisards communistes qui prennent le pouvoir, remettant en cause le pouvoir traditionnel des anciens : « Il paraît qu’on fait maintenant une nouvelle sorte de guerre dit [Djedjo]. Je ne sais pas comment ils appellent ça, la lutte aux classes ou la lutte des classes. Ca, pour une guerre, oui, que c’en est une, ma bonne Selfidjé. Pas comme les autres. Les frères s’entre-tuent et le fils abat son père. Et dans sa maison même, à table. Il le fixe un moment dans les yeux, puis lui dit qu’il ne le reconnaît plus comme son père, et lui loge une balle dans la tête. – C’est la fin de tout ! dit la mère Pino (…) – Voilà, ma chère Selfidjé, dit Djedjo. Nous croyions en avoir fini avec tous ces troubles, mais à ce qu’il semble, le plus pénible reste encore à endurer. Tu te souviens d’Enver, le fils des Hodja ? – Celui qui est allé étudier dans le pays des Francs ? Bien sûr que je m’en souviens. – Moi aussi, dit la mère Pino. – Eh bien, on dit que c’est lui qui dirige maintenant le combat. Et c’est lui aussi qui a, paraît-il, inventé cette nouvelle guerre dont je te parlais tout à l’heure. – J’ai de la peine à y croire, dit grand-mère. C’était un garçon si bien élevé ».
Le narrateur vit dans un environnement traversé de merveilleux : les femmes craignent les jeteurs de sorts, prédisent l’avenir à l’occasion ; la ville, la maison, des objets du quotidien sont doués d’une volonté propre. Avec son ami Illyr ils arpentent le quartier tachant de comprendre les événements à l’aune de ce qu’ils voient et entendent. Le jeune garçon est un amoureux des mots attaché à percer leur sens profond. Grâce au frère aîné d’Illyr, un étudiant, il a accès à des livres.
Gjirokastër
J’ai beaucoup apprécié cette lecture que j’ai trouvée souvent drôle même si les événements décrits ne le sont pas toujours. J’ai apprécié ce petit aperçu sur l’histoire albanaise que je connais fort peu. Le texte est par enfin fort bien écrit avec des accents poétiques : « Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d’eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avants-bras étaient couverts d’écailles. J’avais eu alors l’impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi ».
Bien que certains quartiers de Gjirokastër aient encore un aspect très rural cette lecture me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.
Un tueur en série frappe à Hambourg. Des strip teaseuses sont assassinées et leur cadavre mutilé. La procureure Chastity Riley, cheffe de la police locale, ne se contente pas de diriger l’enquête depuis son bureau. Elle intervient directement sur le terrain , son terrain puisque les meurtres ont lieu dans le quartier chaud de Sankt Pauli où elle habite. Chastity est une héroïne originale. Traumatisée par un drame familial que le lecteur découvre peu à peu, elle est sujette aux évanouissements intempestifs, fume comme un sapeur, boit sec et craint l’attachement affectif. Ses atouts pour résoudre cette affaire : la connaissance du quartier et de ses habitants, la capacité à se mettre dans la tête du tueur et le respect de son équipe de policiers.
C’est une lecture que j’ai appréciée, pour son personnage de procureure atypique et pour la description du quartier de Sankt Pauli. Comme Chastity Riley, Simone Buchholz connaît bien ce quartier où elle vit et qu’elle aime, à n’en pas douter.
La ville de Hambourg me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.
Un film de Jacques Audiard. Mexique. Rita Moro Castro (Zoe Saldaña) est une avocate talentueuse exploitée par son patron. Elle est contactée par Manitas del Monte (Karla Sofia Gascón), chef d’un cartel de la drogue qui l’engage pour gérer sa transition de genre. Il s’agit de mettre sa femme (Jessi – Selena Gomez) et ses enfants à l’abri en Suisse, de faire croire à son assassinat et de lui procurer une nouvelle identité, celle de la femme qu’elle a toujours été : Emilia Pérez. Cette transition est aussi une rédemption pour Emilia qui utilise sa fortune mal acquise pour racheter, d’une certaine façon, les crimes de Manitas.
Ce film comporte des parties chantées et/ou dansées. Certains passages sont doux, entre la parole et le chant, pour exprimer les sentiments des personnages (moment émouvant quand le fils de Manitas se souvient de l’odeur de son père), d’autres plus dynamiques quand Jessi ou Rita crient leur colère. Car ce film qui met en scène des femmes en recherche d’émancipation est aussi une occasion de dénoncer les violences dont souffre le Mexique : violences des cartels de la drogue et des nombreux disparus victimes de règlements de compte, violences contre les femmes, corruption de la justice et des dirigeants. Le fait que cette dénonciation passe par le chant la rend à la fois efficace et supportable -en tout cas supportable pour moi qui n’aime pas la représentation de la violence physique.
J’ai trouvé ce film excellent à tous points de vue, je dirais que c’est le meilleur que j’ai vu depuis le début de l’année, au moins. J’ai grandement apprécié le jeu des actrices, particulièrement Zoe Saldaña et Karla Sofia Gascón, la musique, les chorégraphies, le message…
L’écrivaine irlandaise Edna O’Brien est morte le 27 juillet 2024. Elle était née en 1930 dans une famille à la mère d’une religiosité « médiévale » et au père alcoolique et violent, milieu qu’elle a quitté sans regret. Ses livres traitent souvent de la condition des femmes dans une société conservatrice.
Tu ne tueras point. Irlande. Mary, une adolescente de 13 ans, est régulièrement violée par son père. Quand elle se retrouve enceint elle convainc une voisine de l’emmener en Grande-Bretagne pour se faire avorter. Mais la fuite est déjouée et Mary est livrée à une opinion publique anti-avortement.
Cette histoire sordide est l’occasion pour Edna O’Brien de tracer le portrait attachant d’une jeune fille volontaire. Incapable d’empêcher les agressions dont elle est victime, silencieuse et discrète, Mary est taraudée par la honte de ce qui lui arrive cependant elle ne renonce jamais à lutter pour son émancipation, multipliant les tentatives d’évasion. Ce roman est aussi une charge contre une société rurale rétrograde où le patriarcat et le catholicisme intégriste imposent leur loi. La clique des bigotes anti-avortement, prêtes à tout pour que Mary garde son bébé, est particulièrement effrayante. Le roman est paru en 1996 et l’action, non datée, se déroule bien dans les années 1990 comme le montrent une ou deux informations d’actualité cependant j’ai tout du long l’impression que cela se passe dans les années 1950.
J’ai apprécié l’écriture qui a des aspects poétiques malgré le sujet douloureux. Il y a de belles descriptions de paysages où les couleurs sont mises en avant, particulièrement le rouge qui réapparaît tout au long du récit. Les viols sont décrits de façon fragmentée, mettant l’accent sur la dissociation que subit Mary lors des agressions. Un livre pas toujours facile à lire mais rudement bien mené et efficace.