Rose Lamy est la créatrice du compte Instagram « Préparez-vous pour la bagarre ». Après la parution de son premier livre Défaire le discours sexiste dans les médias, elle est contactée par sa sœur : « Maman t’a déjà parlé de papa ? ». Elle découvre alors que son père, mort quand elle avait quatre ans, était violent avec leur mère. Il était pourtant considéré à l’extérieur du foyer comme un brave homme, un « bon père de famille ». C’est la genèse du présent ouvrage où elle entreprend de déconstruire le mythe du « bon père de famille ».
Après avoir défini la notion de « bon père de famille », l’autrice s’attaque aux violences faites aux femmes et aux enfants et à la façon dont le patriarcat excuse les hommes qui s’en rendent coupables. Elle s’appuie sur des statistiques, des exemples concrets et ce qui en a été dit dans les médias. Le violeur (Dominique Strauss-Kahn), l’homme qui a tué sa femme (Jonathann Daval) est trop souvent présenté comme un homme qui aimait trop les femmes, quelqu’un qui a été pris d’un coup de folie. Cette figure du « bon père de famille », agresseur par accident, est opposée à celle du monstre (« Polanski n’est pas le violeur de l’Essonne », « On ne peut pas juger Jonathann Daval comme on juge Fourniret ») ou de l’étranger. A cette occasion Rose Lamy revient sur l’affaire des agressions de Cologne le soir du 31 décembre 2015 et répond à la question « Et vous faites quoi pour les Afghanes » opposée aux féministes qui évoquent le sexisme en France.
En détournant ainsi l’attention sur des figures fantasmées, l’impression s’installe que les agressions et féminicides quotidiens sont des faits divers, des accidents, et empêche de prendre en compte l’aspect systémique des violences contre les femmes et les enfants. La nécessaire prise de conscience que « les hommes violents sont potentiellement monsieur Tout-le-Monde suscite de très fortes résistances, interrogeant nos croyances sur l’amour, sur le couple et sur la famille, qu’on nous a présentée comme un lieu protégé des monstres ». Elle est pourtant un passage obligé pour lutter efficacement contre ces violences.
J’ai beaucoup apprécié la lecture de ce petit livre. J’ai été choquée par la découverte de certaines déclarations de presse ou de figures médiatiques visant à excuser les hommes violents et dont je ne pensais pas qu’elles pouvaient avoir encore cours de nos jours -mais si. J’ai trouvé les arguments convaincants et la réflexion pertinente qui me fournit des éléments de réponse à certains lieux communs (« Séparer l’homme de l’artiste »). Cela m’a donné envie de lire le précédent ouvrage de Rose Lamy. J’ai aimé la conclusion :
« Les hommes violents ne sont ni des monstres affreux, ni les héros d’un roman national inventé pour les dédouaner de leurs responsabilités. Ils sont là, parmi nous, exactement dans la norme sociale, au coeur de nos foyers, ce sont nos pères, nos maris, nos compagnons, nos fils, nos cousins, nos amis. Et tant que la société n’aura pas accepté cet état de fait, nous ne saurons pas mettre fin aux violences domestiques ».
Han Kang, Impossibles adieux, Grasset
Gyeongha, la narratrice, est chargée par son amie Inseon, hospitalisée, d’aller chez elle pour prendre soin de son perroquet blanc. Le trajet vers la maison isolée de l’île de Jeju prise dans une tempête de neige est une véritable épreuve pour Gyeongha. Elle se souvient d’épisodes antérieurs de son amitié avec Inseon et d’un projet artistique conçu ensemble et dont la réalisation est repoussée d’année en année : une installation commémorant les massacres de Jeju en 1948-1949. La description de la tempête de neige est particulièrement réaliste : j’ai eu froid pour la narratrice. J’ai trouvé par contre cette première partie un peu longue.
La narration de Gyeongha dans le temps présent du roman s’entrecroise avec ses souvenirs, ses cauchemars et, finalement, un long passage où Inseon lui apparaît et lui raconte son histoire familiale. Pas toujours évident de savoir si on est dans le rêve ou la réalité.
C’est ce que j’ai appris sur la répression « anti-communiste » à Jeju et en Corée du Sud à la fin des années 1940 et pendant la guerre de Corée qui m’a le plus intéressée. A Jeju on estime à 30 000 le nombre de civils de tous âges exécutés. Dans le reste du pays on a fiché des personnes classées à gauche, leurs familles et même des gens choisis au hasard pour atteindre les quotas, c’est la ligue Bodo. Pendant la guerre de Corée ils sont arrêtés et fusillés. Il y aurait eu 100 000 victimes. Je ne connaissais pas grand-chose de l’histoire de la Corée et je suis choquée par ce que j’apprends. C’est une répression aveugle qui n’a rien à envier à celle des régimes communistes. En Corée du Sud ce n’est que depuis le début du 21° siècle que la vérité est faite sur ces horreurs, attribuées pendant longtemps aux forces communistes.
J’ai apprécié la façon dont l’autrice croise informations historiques et histoire de la famille d’Inseon. Cela donne du corps aux événements. Elle fait bien ressentir le traumatisme des survivants et la façon dont il peut affecter une famille sur plusieurs générations.
Arno Geiger, Tout va bien, Gallimard
Des tranches d’histoire de trois générations d’une famille de Vienne entre 1938 et 2001 s’entremêlent de façon désordonnée. En 2001 Philipp est le point fixe du roman qui revient régulièrement à ce personnage. Cet homme légèrement déprimé a entrepris de vider la maison héritée de ses grands-parents, Alma et Richard. Richard a fait une carrière d’homme politique chez les chrétiens-sociaux, il a été ministre. Il a une conception très rigide de son rôle de pater familias et s’est brouillé avec sa fille adolescente, Ingrid. Celle-ci a épousé Peter qui, à la fin de la guerre, a été un jeune combattant des jeunesses hitlériennes. Alma et Ingrid expérimentent toutes les deux les désillusions de la femme mariée. Mère au foyer, Alma est traitée en mineure par son mari qui prend des décisions la concernant sans lui en expliquer la raison. Ingrid est médecin dans un hôpital mais assume à la maison le gros de la charge des enfants.
Chronique de la vie d’une famille, des souvenirs des moments passés ensemble qui en attachent les membres les uns aux autres, ce roman explore de façon particulièrement juste les sentiments des personnages. J’ai été touchée aussi par l’expression dune nostalgie liée à la prise de conscience de leur vieillissement par certains personnages.
C’est une lecture commune avec Eva et Sacha dans le cadre du mois des Feuilles allemandes.
Reinhard Kaiser-Mühlecker, Lilas rouge, Verdier
Ferdinand Goldberger, chef local du parti nazi de son village natal de l’Innviertel, en Autriche, a dénoncé trop de monde, semble-t-il. Parce qu’il recevait des menaces, il a du partir. Il a réussi à échanger sa grande exploitation forestière contre une ferme abandonnée à Rosental en Haute-Autriche. Il est accompagné de sa fille Martha, devenue mutique.
Entre la seconde guerre mondiale et la fin du 20° siècle, Lilas rouge raconte l’histoire d’une famille d’agriculteurs autrichiens sur quatre générations. La deuxième est représentée par Ferdinand, le fils. Revenu de la guerre il s’est mis à mépriser son père qu’il juge responsable de la perte de leur domaine forestier. Pourquoi son père a-t-il du quitter l’Innviertel ? Ferdinand ne le sait pas et ne veut pas le savoir. A son image les autres membres de la famille Goldberger évitent de se poser des questions sur le passé du vieux dont ils croient pourtant qu’il a attiré sur eux une malédiction. Ainsi Paul, fils aîné de Ferdinand, souffre de maladie mentale qu’il tente de soigner en s’alcoolisant. Bravo à l’auteur pour la description des hauts et des bas que traverse l’humeur de Paul.
La malédiction de la famille Goldberger c’est l’histoire de l’Autriche, de son déni de sa participation active aux crimes du nazisme. On peut aussi y voir une critique du patriarcat. Ferdinand a décidé seul que de ses deux fils Paul ferait des études et Thomas reprendrait la ferme. Paul est envoyé dans un internat religieux où il est très malheureux. Nul doute que les séances d’humiliation dont il est victime n’améliorent pas sa santé mentale. Plus tard Thomas, qui n’a pas eu d’enfant, choisit de même parmi ses neveux qui pourra lui succéder. Les désirs des enfants sont de peu de poids, tant mieux s’ils vont dans le sens de ce qu’on a décidé pour eux.
La gestion de l’exploitation agricole et le travail des champs sont un sujet majeur de ce roman. Après la guerre le travail est encore manuel. On pourrait aussi bien être une guerre plus tôt. Au fur et à mesure que le temps passe -mais il y a très peu de repères temporels, ce qui donne une impression d’immobilisme- on voit apparaître des machines agricoles, des objets de la société de consommation, de nouvelles cultures. Cependant toutes ces choses semblent rester à la périphérie tandis qu’au centre la vie de la famille s’écoule lentement, rythmée par les saisons, comme coupée du monde. Et en effet la ferme Goldberger se situe à l’écart du village et eux-mêmes fréquentent peu à l’extérieur.
C’est un long roman de 700 pages, ce qui laisse le temps de faire connaissance avec les personnages. J’ai grandement apprécié cette lecture. J’ai apprécié la belle écriture, l’analyse psychologique fine, la description de la nature et du quotidien de ces paysans attachés à leur terre.
Reinhard Kaiser-Mühlecker est lui-même originaire de Haute-Autriche où il a repris l’exploitation agricole familiale en parallèle de son travail d’écrivain.
L’avis de Patrice, celui de Keisha.
Je participe aux Feuilles allemandes, mois thématique organisé par Et si on bouquinait un peu.
Cette lecture entre aussi dans le défi Lire sur le monde ouvrier d’Ingannmic.
Isabelle Maroger, Lebensborn, Bayard
Née en Norvège en 1944 Katherine, la mère d’Isabelle Maroger, a été adoptée à deux ans par une famille française. Au début des années 2000 elle entreprend de rechercher sa famille naturelle. Elle apprend alors qu’elle est la fille d’un soldat allemand et qu’elle est née dans un Lebensborn. Elle fait la connaissance de son frère et de sa sœur, de ses neveux et nièces, de sa tante, qui l’accueillent chaleureusement dans leur famille. Dans cette bande dessinée, Isabelle Maroger raconte le résultat des recherches de sa mère. Nous découvrons l’histoire de Paul et Gerda, les parents naturels de Katherine, et pourquoi Gerda a accouché dans un Lebensborn. L’autrice présente aussi la façon dont elle-même et ses frère et sœur ont réagi à ces informations. Les personnages apparaissent sympathiques, assez sûrs d’eux-mêmes pour que ces révélations familiales ne les perturbent pas outre mesure.
Il y a aussi un point historique sur les Lebensborn : des maternités où des jeunes femmes enceintes de soldats allemands et considérées comme « racialement pures » venaient accoucher. Les troupes d’occupation allemandes étaient encouragées à avoir des relations avec les jeunes Norvégiennes pour « fabriquer des enfants aryens ». C’est plus une histoire de famille qu’un ouvrage historique.
Plutôt qu’une bande dessinée Lebensborn est un roman graphique : il n’y a pas de cases et les illustrations s’étalent parfois sur deux pages. Les dessins mélangent la couleur et le noir et blanc : personnages en couleur, décor en noir et blanc ; détails importants en couleur, le reste en noir et blanc ; événements du passé en noir et blanc. J’aime bien le dessin mis à part les yeux globuleux des personnages. J’ai trouvé que c’était une bande dessinée sympathique.
L’avis de Luocine.
Riad Sattouf, Moi, Fadi, le frère volé, Les livres du futur
Tome 1 (1986-1994)
Moi, Fadi, le frère volé est un spin-off de L’Arabe du futur.
Fadi est le frère de Riad Sattouf. Il est né en 1986. Fadi passe ses premières années en Bretagne auprès de sa mère Clémentine et de ses deux frères. Il connaît peu son père, Abdel, qui vit et travaille en Arabie Saoudite. Les parents ne s’entendent plus. Quand Fadi a six ans, son père l’enlève et l’emmène avec lui en Syrie.
Pour les dessins on retrouve un code couleur, comme dans L’Arabe du futur. Ici les premières pages sont dans une dominante de jaune et, petit à petit, la couleur évolue pour passer au rose saumon en fin de volume, de même que Fadi, petit à petit, s’habitue à un autre mode de vie, désapprend le français pour l’arabe.
J’ai apprécié la lecture de cette bande dessinée. L’auteur montre la perception différente de la sienne qu’a son frère de la vie au village de Ter Maaleh. Alors que Riad était harcelé par ses cousins et battu à l’école Fadi s’intègre beaucoup plus facilement à la société enfantine.
Dans une interview au Nouvel Obs du 3 au 9 octobre 2024 Riad Sattouf annonce trois tomes pour cette série. Il prévoit ensuite d’écrire l’histoire familiale du point de vue de sa mère. Voilà un projet qui m’intéresse grandement. Nul doute que je lirai tout cela.
Riad Sattouf, L’Arabe du futur, Allary éditions
La sortie de Moi, Fadi, le frère volé par Riad Sattouf est l’occasion de relire toute la série de L’Arabe du futur.
Tome 1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984)
L’auteur de BD Riad Sattouf est né en 1978 d’un père Syrien, Abdel-Razak, et d’une mère française, Clémentine, qui se sont connus à l’université à Paris. A deux ans le petit Riad est un enfant charmant aux cheveux blonds, très vite considéré par son entourage comme doué en dessin. Après avoir obtenu son doctorat, Abdel enseigne d’abord à l’université de Tripoli puis à Damas. En cours de route la famille s’agrandit d’un petit frère, Yahya.
Dans ce premier tome l’auteur nous raconte sa petite enfance en Libye et en Syrie où la famille habite au village du père, près de Homs. Ce qui me frappe c’est la grande violence de la société syrienne. Les inégalités sociales sont grandes. Ceux qui ont un peu de pouvoir en profitent pour maltraiter ceux qui en ont moins. Celui qui a de l’autorité humilie celui qui est sous ses ordres, les adultes frappent les enfants, les enfants se battent entre eux et martyrisent les animaux. En sa qualité d’étranger aux cheveux blonds Riad est harcelé par ses cousins et traité de sale Juif sous l’oeil indifférent de sa famille paternelle.
Le dessin est simple, en noir et blanc sur des aplats de couleur claire qui varie selon l’endroit où se déroule l’action : bleu pour la France, orange pour la Libye ou rose pour la Syrie. Des teintes plus vives, rouge ou vert, viennent attirer l’oeil sur des moments intenses.
L’auteur se présente en enfant intelligent, portant un regard lucide sur les adultes, leurs agissements et leurs contradictions. Grâce à une bonne dose d’autodérision c’est drôle malgré des sujets qui ne le sont pas toujours.
Tome 2 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1984-1985)
Dans ce tome le petit Riad commence sa scolarité en Syrie. C’est une école où on dresse les enfants à coups de bâton, de propagande pour le régime et de récitation du Coran. L’auteur se présente cependant comme un enfant doué de sens critique et qui se pose des questions. La cour de récréation est le lieu de violences des forts contre les faibles mais Riad s’y fait aussi des amis avec qui il joue à la guerre contre les Juifs. Pendant ce temps sa mère, confinée au foyer et ne parlant pas la langue, s’ennuie et déprime. Le père qui s’imaginait pouvoir incarner l’Arabe du futur, instruit et laïc, a dû déchanter. Pour parvenir en Syrie il faut en passer par le piston et il se replie petit à petit sur des valeurs traditionalistes qui ne risquent pas de choquer sa famille ou les puissants dont il espère le soutien.
Tome 3 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1985-1987)
La vie en Syrie continue. Riad se prend de passion pour Conan le Barbare. A l’occasion de la naissance de son petit frère Fadi il séjourne chez sa grand-mère en Bretagne. Scolarisé à l’école française il y découvre des relations apaisées entre enfants et une maîtresse qui ne bat ni n’humilie les élèves.
Par un procédé de flèches qui indiquent ce que le dessin ne montre pas l’auteur attire l’attention sur les sensations, l’odeur, le goût, avec le regard d’un enfant dénué de préjugés.
Tome 4 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992)
Ce quatrième tome est le plus épais de toute la série. Il faut dire que c’est là que se noue le drame qui va bouleverser la vie de toute la famille. Le dénouement poignant n’est plus une surprise pour moi mais m’émeut toujours.
Quand le père obtient un poste à l’université de Riyad en Arabie Saoudite, la mère refuse de le suivre et rentre en France avec ses enfants. Alors que la mésentente entre ses parents est de plus en plus flagrante, Riad grandit. Il raconte l’entrée dans l’adolescence et ses difficultés à s’intégrer parmi les enfants de son âge. Si la violence à l’école française est moins brutale qu’en Syrie elle est cependant bien présente à l’égard des élèves différents des autres comme lui, victime de harcèlement.
Le père qui n’a pas réussit comme il le souhaitait -il n’est pas reconnu professionnellement, sa femme ne lui obéit pas- s’enferme dans le ressentiment et se replie sur la religion. Il a fait le pèlerinage à la Mecque qui lui vaut au village le respect qu’il n’a pas obtenu par ses études. Il professe un nationalisme arabe agressif.
Tome 5 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1992-1994)
Après la disparition de son petit frère Fadi, le jeune Riad mène une vie clivée entre son domicile et l’école. A la maison où la télé est allumée en permanence la mère ne pense qu’à retrouver son fils. Sans soutien des autorités françaises, elle en est réduite à des expédients peu efficaces. Au collège puis au lycée aucun camarade de Riad n’est au courant du drame qui touche sa famille. Quand il sent assez en confiance pour en parler, il n’est pas cru.
On rit moins à la lecture de cet épisode, l’ambiance est pesante, un objet, une situation, font ressurgir à l’improviste le souvenir de Fadi et Riad fait des rêves où il croise son père ou son frère. Quant à moi je dois dire que mon sommeil a été perturbé la nuit qui a suivi la fin de la lecture de ce tome.
Tome 6 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1994-2011)
Voir ici.
J’aime beaucoup cette série de BD et à la relecture c’est toujours un plaisir. La tension monte avec les épisodes alors que le drame familial se noue et que l’auteur vit une adolescence perturbée.
Edna O’Brien, Tu ne tueras point, Sabine Wespieser
L’écrivaine irlandaise Edna O’Brien est morte le 27 juillet 2024. Elle était née en 1930 dans une famille à la mère d’une religiosité « médiévale » et au père alcoolique et violent, milieu qu’elle a quitté sans regret. Ses livres traitent souvent de la condition des femmes dans une société conservatrice.
Tu ne tueras point. Irlande. Mary, une adolescente de 13 ans, est régulièrement violée par son père. Quand elle se retrouve enceint elle convainc une voisine de l’emmener en Grande-Bretagne pour se faire avorter. Mais la fuite est déjouée et Mary est livrée à une opinion publique anti-avortement.
Cette histoire sordide est l’occasion pour Edna O’Brien de tracer le portrait attachant d’une jeune fille volontaire. Incapable d’empêcher les agressions dont elle est victime, silencieuse et discrète, Mary est taraudée par la honte de ce qui lui arrive cependant elle ne renonce jamais à lutter pour son émancipation, multipliant les tentatives d’évasion. Ce roman est aussi une charge contre une société rurale rétrograde où le patriarcat et le catholicisme intégriste imposent leur loi. La clique des bigotes anti-avortement, prêtes à tout pour que Mary garde son bébé, est particulièrement effrayante. Le roman est paru en 1996 et l’action, non datée, se déroule bien dans les années 1990 comme le montrent une ou deux informations d’actualité cependant j’ai tout du long l’impression que cela se passe dans les années 1950.
J’ai apprécié l’écriture qui a des aspects poétiques malgré le sujet douloureux. Il y a de belles descriptions de paysages où les couleurs sont mises en avant, particulièrement le rouge qui réapparaît tout au long du récit. Les viols sont décrits de façon fragmentée, mettant l’accent sur la dissociation que subit Mary lors des agressions. Un livre pas toujours facile à lire mais rudement bien mené et efficace.
Alysia Abbott, Fairyland, Globe
Un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 1970
Née en 1970, Alysia Abbott est la fille de Steve Abbott, poète et écrivain. La mère d’Alysia meurt quand cette dernière a deux ans. Steve décide alors de vivre ouvertement son homosexualité et s’installe avec sa fille dans le quartier gay de San Francisco. Il est mort du sida en 1992. Dans ce récit à la fois biographique et autobiographique, Alysia Abbott entrecroise le parcours de vie de son père et le sien propre.
Steve Abbott veut vivre de et pour son art. Il fréquente des cercles de poètes et se fait connaître petit à petit dans sa communauté. Il travaille pour diverses revues littéraires et est reconnu dans les années 1980 comme « meilleur éditorialiste gay ». Il y a des précisions sur les différentes écoles de poésie de l’époque : L = A = N = G = U = A = G = E ou New Narrative. Je dois dire que ce sont des choses que j’ignore totalement et qui me passent un peu au-dessus. Malgré une relative notoriété et des emplois alimentaires, la famille tire souvent le diable par la queue.
Enfant unique et père célibataire, Alysia et Steve ont une relation très forte. Ce livre est aussi un message d’amour touchant au père disparu trop tôt. L’autrice est consciente cependant des manquements de son éducation : toute petite elle a été laissée seule à la maison ou confiée à la garde d’une adolescente fugueuse. Il me semble que c’était aussi une époque et un milieu où les enfants étaient laissés beaucoup plus libres qu’aujourd’hui. A l’école et au collège l’homosexualité de son père et sa pauvreté sont pour Alysia des sources de honte. Elle ne cache pas qu’elle a pu se comporter, à l’adolescence, de façon agressive. Très attachée à la communauté gay qu’elle considère comme la sienne bien qu’hétérosexuelle, elle a éprouvé le besoin de s’en éloigner au moment de ses études poursuivies à New York et Paris.
Ce récit est aussi une histoire de la communauté homosexuelle de San Francisco dans les années 1970 et 1980, de la lutte pour les droits à l’épidémie de sida. Sur ce dernier point Alysia Abbott raconte la haine homophobe qui s’exprime ouvertement, le refus du gouvernement Reagan d’utiliser des fonds publics pour la prévention et l’information et les conséquences meurtrières de ce désintérêt, la disparition des proches mais aussi l’organisation de la communauté pour prendre en charge les malades en fin de vie. J’ai trouvé ces rappels sur les débuts du sida fort intéressants.
C’est une lecture que j’ai apprécié. Je l’ai entamée en fin du mois des Fiertés et ça m’a donné l’idée que je pourrais, en juin 2025, organiser un mois thématique LGBTQI. Dites-moi ce que vous en pensez. Y en a-t-il parmi mes lecteur·ice·s qui seraient intéressé·e·s ?
Polina Panassenko, Tenir sa langue, Editions de l’Olivier
Polina Panassenko est née à Moscou en 1989. En 1993 la famille émigre en France. Quand l’autrice est naturalisée française son prénom est francisé en Pauline. A l’âge adulte elle entreprend des démarches pour retrouver son prénom de naissance. Dans ce récit autobiographique, Polina Panassenko raconte son enfance entre deux cultures, la russe dans le cadre privé et la française à l’extérieur. La petite Polina comprend vite qu’elle a intérêt à séparer les deux : il ne faut pas parler russe à l’école ou avec les camarades de peur d’être moquée ; en Russie où la famille retourne chaque été on l’avertit de ne pas parler français. Elle risquerait d’être kidnappée si cela se savait qu’elle vit en France, lui dit-on.
J’ai aimé la description touchante de la relation affective qui l’unit à son grand-père, vétéran de la Grande Guerre Patriotique. Quand celui-ci meurt elle dit que cet événement familial ne prend tout son sens que lorsqu’elle prononce le mot mort en russe : oumer.
J’ai aimé la critique de l’injonction d’intégration que l’on fait à des personnes arrivées toutes petites en France. A travers son propre cas, quand la juge lui oppose que Pauline lui permettrait de mieux s’intégrer : « Je ne vais pas adorer du tout vivre avec un prénom choisit par le tribunal de Bobigny parce qu’il trouve que je m’intègre mieux avec ça. Parce qu’il trouve que comme ça, de la maternelle au cimetière, on garde à l’esprit que s’intégrer est un work in progress ».
A travers le cas de Jallal Hami, mort en bizutage à Saint-Cyr et qui fut son condisciple à Sciences Po.
Le style est enlevé, parfois caustique, souvent amusant et l’ensemble se lit facilement. Le début du récit, qui correspond aux toutes jeunes années de l’autrice, est raconté comme vu à travers les yeux d’une petite enfant avec sa compréhension personnelle des événements qui la touchent. C’est une lecture que j’ai beaucoup appréciée.
Un dernier pour la route, dans une église en Russie :
« je regarde l’affichette scotchée au mur. Un photomontage avant/après. Avant : image 3D d’un fœtus qui demande à sa mère de le garder. Après : image d’un petit garçon joufflu en tenue de la marine de guerre. Elle, elle n’avorte pas pour que lui, il parte au front. C’est clairement win-win. Je me demande qui a eu cette idée. Je me demande qui s’est dit : Elles vont voir ça, elles vont se dire, je le garde ! »
Les avis de Keisha, Luocine, Ingannmic et Je lis je blogue.