Au printemps 1968, Gil Kemeid, père de l’auteur, jeune Québecois d’origine libanaise, s’envole pour l’Europe. Il a le projet d’y acheter une Vespa et de longer la Méditerranée jusqu’au Liban. Peu de temps avant son départ Gil a rencontré Carole dont il est tombé très amoureux. Il part quand même mais lui envoie tout au long de son périple un grand nombre de cartes postales pour qu’elle ne l’oublie pas. Olivier Kemeid s’appuie sur ces archives familiales pour rédiger le présent livre qui est loin de n’être qu’un récit de voyage.
L’auteur nous présente aussi un aperçu de l’histoire des lieux traversés. Il s’agit d’abord de faits contemporains du voyage. Ainsi Gil arrive en France au début des événements de Mai 68 et y séjourne deux mois, pestant contre les grèves qui entravent ses projets. Grand admirateur de de Gaulle depuis « Vive le Québec libre ! » il critique les jeunes révoltés. L’auteur analyse le positionnement politique de son père, conservateur par refus du conformisme. A sa fin le voyage est borné par l’écrasement d’une autre révolte, le Printemps de Prague. C’est au moment même où les chars russes entrent en Tchécoslovaquie que Gil avait prévu de traverser le pays.
Olivier Kemeid ne s’arrête pas au temps présent du voyage de son père. Il est question aussi de faits plus anciens ou survenus depuis 1968. Je découvre ainsi l’épuration ethnique qui a frappé les mususlmans de Bulgarie en 1989 et forcé 360 000 d’entre eux à quitter leur pays pour la Turquie. Puisque Gil longe la Méditerranée jusqu’en Turquie c’est l’occasion de parler du sort des migrants qui aujourd’hui tentent le déplacement inverse au sien.
Quasiment tout est sujet à digression pour l’auteur ce qui donne un livre riche mais pas toujours évident à suivre, d’autant plus que les phrases s’étirent souvent sur deux ou trois pages. Olivier Kemeid écrit une langue proche de l’oral avec ses circonvolutions. Je vois qu’il est par ailleurs auteur pour le théâtre. Malgré cela c’est une lecture que j’ai appréciée. J’ai apprécié l’érudition de l’auteur et le fait que la rédaction de ce livre ait été aussi pour lui une façon de voyager en pensée avec son père décédé.
Mary Beard, Imperator, Seuil
Une histoire des empereurs de Rome. Mary Beard est professeure émérite d’histoire romaine à Cambridge. Dans cet ouvrage elle nous présente les empereurs et la fonction impériale de 44 av. JC. (assassinat de Jules César) à 235 (fin du règne de Septime Sévère). Entre ces deux dates l’empire romain est d’une grande stabilité politique. Près de trente empereurs se succèdent sur cette période mais l’autrice ne nous les présente pas exhaustivement : elle procède de façon transversale, par thématiques, abordant, par exemple, les principes fondamentaux de l’autocratie et les modes de succession mais aussi les repas, la cour impériale et ceux qui la constituent, esclaves et proches de l’empereur, le travail et les loisirs de l’empereur, ses déplacements à l’étranger…
J’ai trouvé que c’était un ouvrage de vulgarisation très accessible. Parce qu’il est écrit dans une langue courante, utilisant parfois des expressions familières et que le propos est illustré de très nombreuses anecdotes où les faits et gestes des empereurs sont comparés à l’occasion à ceux de dirigeants contemporains, la lecture est plaisante. De par la distance chronologique qui nous en sépare, l’antiquité m’est toujours apparue comme une époque exotique. C’est le talent de Mary Beard de rendre ses personnages vivants et, de ce fait, plus humains. Mais les anecdotes sont aussi analysées, permettant un second niveau de lecture. En pointant les réputations qui émanent de la légende dorée ou noire, l’autrice montre comment cette légende a pu se construire et perdurer à travers le temps, ce que les rumeurs ou la propagande nous disent de l’image de l’empereur que pouvaient se faire les contemporains.
Le livre est illustré des photos des monuments ou statues évoquées. La description des lieux dont il est question a réveillé chez moi une vieille envie d’aller à Rome.
Enfin son travail a amené Mary Beard à s’interroger sur les régimes autoritaires de toutes les époques. Elle en tire la conclusion que « ce n’est pas la violence ou la police secrète, ce sont la collaboration et la coopération -consciente ou naïve, bien intentionnée ou non- qui permettent à l’autocratie de perdurer ».
Daniel Lee, Le fauteuil de l’officier SS, Liana Levi
Daniel Lee est un historien britannique de la seconde guerre mondiale, spécialiste de l’histoire des Juifs de France et d’Afrique du nord pendant la shoah. En 2011 il a connaissance d’une liasse de documents nazis -marqués de la croix gammée- cachés dans l’assise d’un fauteuil et découverts à l’occasion de son retapissage. Ces documents, qui lui sont confiés par la propriétaire du fauteuil (acheté à Prague en 1968) sont les papiers de Robert Griesinger (1906-1945). Daniel Lee décide de mener l’enquête sur ce nazi. Cet ouvrage présente les étapes, les difficultés et les résultats de cette recherche.
Né à Stuttgart dans une famille conservatrice et nationaliste, Robert Griesinger est longtemps un élève médiocre. Il fait des études de droit et commence à travailler dans l’administration allemande en 1933. Il est ambitieux et adhère à la SS pour booster sa carrière. J’apprends que la SS est un organisme complexe dont le fonctionnement est encore mal connu. Robert Griesinger fait partie de l’Allgemeine SS -la SS générale-, différente de la Waffen SS. L’organisation encadre de près sa vie et celle de sa famille. Quand il veut se marier sa fiancée doit présenter tout un dossier avec arbre généalogique et certificats médicaux avant d’être agréée. Leurs loisirs sont encadrés et il participe à des réunions hebdomadaires de formation idéologique. On touche du doigt ce qu’est un régime totalitaire.
Au fil de ses affectations, Robert Griesinger travaille à la Gestapo du Wurtemberg, est mobilisé à la frontière franco-allemande pendant la Drôle de guerre puis participe à l’invasion de l’URSS en 1941 avant d’être nommé à Prague au ministère de l’économie et du travail. L’auteur se questionne tout du long sur la participation de son personnage aux crimes du nazisme. S’il ne trouve aucune preuve que celui-ci ait directement tué sa conclusion est cependant que Robert Griesinger, au minimum, ne pouvait pas ignorer ce qui se passait à côté de lui ou sous ses ordres. A la Gestapo de Stuttgart il encadre l’arrestation des opposants, en Ukraine des hommes de son unité participent à l’assassinat de Juifs aux côtés de l’Einsatzgruppe C, à Prague il est chargé de réquisitionner pour le travail forcé. Aucun doute, il est mouillé jusqu’au cou.
« Le rôle dans la guerre et le génocide de ces nazis semble avoir disparu des sources historiques. Redonner texture et autonomie à Griesinger, agent du crime, c’est lui permettre d’incarner les milliers de nazis anonymes dont la culpabilité est immense, qui ont détruit tant de vies, et sur lesquels on n’a jamais rien écrit ».
Lors de son enquête Daniel Lee a rencontré des membres de la famille de Robert Griesinger, dont ses deux filles. Âgées de 8 et 5 ans à la mort de leur père elles ont peu ou pas de souvenirs de lui. C’est l’auteur qui leur apprend qu’il était nazi, ce qu’elles ignoraient et sur lequel elles ne s’étaient, semble-t-il, pas interrogées. Ces femmes âgées semblent avoir bien du mal à intégrer cette information sur leur père.
Il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans cette lecture. L’enquête démarre doucement, Daniel Lee tire tous les fils qu’il trouve et j’ai craint qu’il ne parte dans tous les sens pour peu de résultat. Et puis ce n’était peut-être pas une bonne idée de lire coup sur coup deux livres sur des nazis. Finalement j’y ai trouvé des choses qui m’ont bien intéressée, particulièrement les conditions de vie quotidienne d’une famille de fonctionnaire nazi.
Edith Sheffer, Les enfants d’Asperger, Champs
Le dossier noir des origines de l’autisme
Après que son fils ait été diagnostiqué autiste, l’historienne étasunienne Edith Sheffer s’est intéressée à la personne du docteur Asperger (1906-1980). le résultat est ce passionnant ouvrage qui traite de l’Autriche pendant la période nazie (Asperger était Autrichien), de la pédopsychiatrie en Autriche à la même époque, de l’assassinat des enfants handicapés en Autriche sous le III° Reich, de la place et du rôle que Hans Asperger y a joué.
L’Autriche nazie : Avant même l’Anschluss, beaucoup d’Autrichiens espéraient le rattachement de leur pays à l’Allemagne. Les chars allemands franchissant la frontière en 1938 furent accueillis par des foules en liesse. Les nazis autrichiens déchantent cependant rapidement car les meilleures places dans l’administration sont prises par des Allemands. A Vienne les violences contre les Juifs prennent une forme particulièrement brutale. Plus tard les Autrichiens ont joué un rôle important dans les massacres de masse. Je découvre ceci.
La pédopsychiatrie en Autriche pendant la période nazie : A partir de 1934, des médecins autrichiens commencent à émigrer pour des raisons raciales ou politiques. Après l’Anschluss, d’autres sont interdits d’exercer. Au total deux-tiers des médecins de Vienne, 70 % des pédiatres, trois-quart des psychiatres et psychanalystes perdent leur poste. Ceux qui restent -comme Asperger- profitent de promotions rapides.
Les nazis veulent forger un homme nouveau. Pour cela les enfants sont embrigadés dans des organisations de jeunesse (Jeunesses hitlériennes). On attend d’eux qu’ils participent aux activités avec entrain, qu’ils y montrent leur attachement à faire partie du Volk -peuple allemand. Ce sentiment social est appelé Gemüt. Les enfants qui n’obéissent pas aux consignes, qui embêtent leurs camarades, sont supposés manquer de Gemüt. Les psychiatres nazis sont chargés de diagnostiquer pourquoi. Les causes peuvent être extérieures : l’enfant vient d’une famille qui connaît des difficultés sociales. Dans ce cas il peut être rééduqué en étant envoyé en maison de correction, plus tard en camps de concentration si cela ne suffit pas. Les causes peuvent aussi être intérieures : l’enfant est handicapé, souffre de « psychopathie autistique », il est inéducable. Mais Asperger remarque que certains de ces enfants sont supérieurement intelligents alors que d’autres sont idiots. Les capacités des premiers peuvent être utiles au Reich tandis que les seconds doivent être éliminés pour le bien du Volk, de leurs parents et même le leur.
L’autrice présente le III° Reich comme le « régime du diagnostic » : l’État nazi a trié la population en catégories et a basé ses persécutions et assassinats sur ce tri. Le régime nazi a entrepris de ficher ses citoyens. C’est l’inventaire héréditaire qui croise les données des livrets ouvrier et de santé, des recensements, des dossiers médicaux transmis par les hôpitaux… Des millions de personnes ont ainsi été répertoriées (et tout ça sans l’internet!). Ce sont aussi des choses que je découvre.
L’assassinat des enfants handicapés : J’ai déjà dit plus haut que, pour les nazis, il convient de protéger le Volk des enfants manquant de Gemüt. A Vienne ces derniers sont envoyés à Spiegelgrund, un hôpital qui sert à la fois de maison de redressement et de centre de mise à mort. 789 enfants y ont été assassinés ce qui en fait le deuxième plus grand centre de mise à mort d’enfants du Reich. Il ne s’agit pas d’une mort rapide. Les enfants sont victimes de mauvais traitements, de malnutrition et d’injections qui les affaiblissent et entraînent leur mort -qui est bien le but recherché. Des « expériences médicales » sont menées sur eux. Les enfants internés dans la partie maison de correction sont victimes de mauvais traitements qui s’apparentent à de la torture, incités à être « volontaires » pour la stérilisation, menacés d’être envoyés au pavillon 15 -pavillon de la mort. Des témoignages d’anciens pensionnaires survivants montrent les traumatismes profonds qui en ont résulté. Ce n’est que dans les années 1990 que leurs souffrances ont été reconnues. La violence qui s’est déchaînée au Spiegelgrund est telle que des passages sont douloureux à lire, d’autant plus que l’autrice a eu accès à des dossiers médicaux de victimes et nous en présente quelques unes dans leur individualité.
Et le docteur Asperger, dans tout ça ? Il apparaît comme un médecin qui a profité de la conjoncture de l’éviction des Juifs pour arriver à un niveau de responsabilités qu’il n’aurait sans doute pas atteint dans des circonstances normales. S’il n’a pas participé directement à la mise à mort, il ne pouvait pas ignorer ce qu’il advenait des enfants qu’il envoyait à Spiegelgrund. Ses diagnostics apparaissent comme entachés de préjugés sociaux et sexistes et il est beaucoup plus indulgent avec les enfants d’origine bourgeoise et les garçons qu’avec les enfants d’ouvriers ou les filles. Je suis particulièrement choquée par la façon dont les filles sont discriminées. Edith Sheffer nous présente les cas de plusieurs adolescents et adolescentes, jeunes patients du docteur Asperger aux mêmes symptômes et les analyses de celui-ci. Le fait qu’un garçon utilise un vocabulaire recherché ou invente des mots est la preuve d’une grande intelligence et d’une vive imagination. Quand c’est une fille qui fait la même chose, il s’agit d’une affectation maniérée qui empêche son intégration au Volk. L’intelligence des garçons étant bien supérieure à celle des filles -surtout après la puberté de ces dernières, à cause des cycles menstruels-, et les autistes étant supérieurement intelligents, les filles ne peuvent pas être autistes.
« La personnalité autistique est une variante extrême de l’intelligence masculine ». Hans Asperger
C’est peu de dire que la lecture de cet ouvrage m’a rendu le docteur Asperger antipathique.
A la fin de la guerre Asperger, qui n’a jamais adhéré au parti nazi, est épargné par la dénazification -peu virulente en Autriche- et poursuit sa carrière.
A partir de 1981, le nom de « syndrome d’Asperger » s’impose petit à petit pour désigner un trouble du spectre autistique. L’autrice présente les erreurs d’interprétation qui ont conduit à cet honneur immérité.
J’ai trouvé la lecture de cet ouvrage fort intéressante. Edith Sheffer a mené une étude large où Asperger n’est qu’un personnage parmi d’autres ce qui fait que j’ai appris des choses sur le nazisme, particulièrement en Autriche. J’ai apprécié que l’autrice nuance son jugement, tente de comprendre ce qui avait motivé les agissements d’Asperger sans jamais faire preuve d’indulgence face à sa responsabilité dans un crime de masse.
Mohammed Aïssaoui, L’affaire de l’esclave Furcy, Gallimard
En 1817, à l’île de la Réunion, meurt la mère de l’esclave Furcy. Dans son maigre héritage, une liasse de papiers qui apprennent à Furcy que Madeleine avait en fait été affranchie il y a des années et qu’il doit être considéré comme libre. Furcy se rend au tribunal de Saint Denis pour réclamer son droit qui lui est refusé. Il passe un an en prison puis est éloigné à Maurice, livré à un maître impitoyable. Néanmoins il ne renonce pas à son combat, collecte des documents, écrit à des personnes qui peuvent le soutenir. Il lui faudra 27 ans en tout pour obtenir sa liberté pleine et entière.
En 2005, Mohammed Aïssaoui prend connaissance de l’existence de cette affaire par une dépêche de l’Agence France-Presse. Il s’y intéresse et décide de mener l’enquête plus profondément. Il passe quatre ans à rechercher avec difficulté la moindre information sur Furcy. Il découvre que « l’histoire de l’esclavage est une histoire sans archives » (Hubert Gerbeau). Le résultat est ce livre d’histoire romancé où l’auteur, à partir de ses sources, imagine des situations, des dialogues, pour rendre plus vivants ses personnages. C’est très intéressant et ça donne un bon aperçu des horreurs de l’esclavage et en même temps tout en nuances.
Ca me rappelle un article lu dans Le Monde du 13 novembre 2010 « Le cimetière, miroir de l’esclavage ». A la Guadeloupe (donc pas exactement au même endroit que l’affaire Furcy) des archéologues étudient des sépultures d’esclaves du 18° et 19° siècles. « L’étude médicale des ossements dénote des conditions de vie abominables ». Le paléopathologue Olivier Dutour « a étudié dans sa carrière des séries d’ossements très différentes, des cimetières du Moyen Age aux charniers des guerres napoléoniennes. Il a appris à y déceler les ravages des maladies et des labeurs exténuants. « Mais avec cette population nous sommes dans un registre atypique. Je suis impressionné par la souffrance endurée. » Il a « diagnostiqué sur des sujets de 20 ans des arthroses vertébrales qui n’apparaissent normalement qu’à 50 ans », il pense que 100% de cette population était atteinte de la tuberculose osseuse.
L’avis de Keisha.
Antony Beevor, Stalingrad, Le livre de poche
Cette intéressante lecture m’a permis de mettre en place et de lier un certain nombre de connaissances que j’avais déjà. Antony Beevor ne se limite pas à la bataille de Stalingrad et débute en fait son récit dès l’invasion de l’URSS par l’armée allemande, le 22 juin 1941. Elle avance d’abord très rapidement. En face l’armée soviétique a été amputée d’une partie de son état-major par les purges de 1937 ce qui l’affaiblit, d’autant plus que les officiers restant n’osent pas contredire Staline. En même temps plus les Allemands avancent, plus ils s’éloignent de leur arrière qui pourrait les ravitailler. Ils font des prisonniers par dizaines de milliers mais il y a toujours des troupes devant eux. Donc dès le départ ceux qui sont sur place s’aperçoivent que l’immensité du pays est un vrai obstacle. De plus les Allemands ne sont pas équipés pour la mauvaise saison : boue en automne puis grands froids.
Après un hiver très difficile, l’offensive allemande reprend au printemps 1942 en direction de Stalingrad, étape vers les champs de pétrole d’Asie et ville symbolique pour Hitler de par son nom. La bataille de Stalingrad proprement dite débute le 23 août 1942 par un bombardement intensif de la ville qui est en partie détruite. Les civils fuient mais près de 10 000 d’entre eux survivront dans les ruines pendant la totalité des combats. Dans les décombres les soldats s’enterrent comme des rats et se livrent des batailles acharnées pour un immeuble ou une usine. A l’automne les Soviétiques préparent une opération d’encerclement de la 6° armée allemande.
L’opération Uranus commence le 19 novembre 1942. Il s’agit d’encercler les troupes allemandes basées dans la steppe à l’ouest de Stalingrad alors que le gros de leurs forces est regroupé sur la ville. Ce n’est que deux jours plus tard que les Allemands comprennent l’ampleur de l’offensive. C’est à cette époque que les officiers commencent à se rendre compte que Hitler a perdu le contact avec la réalité et que leurs demandes de renforts en hommes et en matériel ne sont pas entendues. L’hiver dans le Kessel, la zone encerclée par les Soviétiques, est encore plus difficile que le précédent. Les soldats souffrent -meurent- du froid et de la faim. La reddition finale a lieu le 2 février 1943. Cette bataille qui a fait des centaines de milliers de victimes a transformé le rapport de forces. C’est le début de la fin pour les nazis tandis que Staline sort renforcé de sa victoire.
Pour cette étude de grande envergure Antony Beevor s’appuie notamment sur des lettres ou des journaux de soldats. Au moment de l’encerclement final pas mal de courrier destiné aux familles allemandes a été saisi par les Soviétiques et étudié par leurs services de renseignements pour se faire une idée du moral de l’ennemi. A un moment où ils sont convaincus qu’ils n’en ont plus pour longtemps les hommes s’autocensurent beaucoup moins. Dans le même objectif de renseignement des journaux intimes sont ramassés sur des cadavres. Tous ces documents rendent le récit vivant.
Après cette lecture où je retrouve, comme dans La chute de Berlin, l’incapacité d’Hitler à accepter la défaite et donc à remettre en question sa stratégie, je me dis qu’il faudrait maintenant que je m’attaque à une biographie du personnage. J’ai vu en librairie qu’il en existait plusieurs. S’agit de savoir si certaines sont plus recommandables que d’autres.
Owen Matthews, Les enfants de Staline, 10-18
A travers l’histoire de sa famille, Owen Matthews raconte l’histoire de l’URSS. Le grand-père maternel d’Owen Matthews, Boris Bibikov, était un apparatchik du Parti. En 1937 il est arrêté et exécuté peu après, ce que sa famille ignora pendant des années. Quelques mois plus tard c’est sa femme, Martha, qui est arrêtée et internée au goulag où elle reste onze ans. La disparition des parents Bibikov laisse deux orphelines. Ludmila, la mère de l’auteur, n’a pas quatre ans, sa soeur Lénina en a douze. Elles sont envoyées dans un orphelinat. En 1941 c’est la guerre qui les sépare. Lénina est recrutée pour creuser des tranchées, Ludmila et les autres enfants sont évacués vers l’est. De déplacements en déplacements ils arrivent dans la région de Stalingrad en 1942. En 1944 les deux soeurs se retrouvent par hasard et sont recueillies par leur oncle Iakov, frère de leur père.
C’est cette première partie du livre que j’ai le mieux aimé. A travers l’histoire terrible de cette famille on retrouve tous les grands drames de l’URSS stalinienne. J’ai d’ailleurs dans ma PAL l’histoire de la bataille de Stalingrad par Anthony Beevor et ça m’a redonné envie de le lire. Les deux soeurs envoyées à l’orphelinat après la liquidation de leurs parents me font aussi penser à Enfant 44 sauf que Les enfants de Staline est sacrément mieux écrit et passionnant.
Owen Matthews raconte ensuite l’histoire de ses parents. En 1963 Ludmila est devenue une jeune femme quand elle rencontre Mervyn Matthews, un Anglais russophile installé à Moscou. Les jeunes gens vivent neuf mois d’idylle mais au moment où ils décident de se marier Mervyn est expulsé d’URSS. Suivent alors cinq années de séparation pendant lesquelles ils vont s’écrire jusqu’à plusieurs fois par jour. Toute cette correspondance a été conservée et l’auteur s’est en partie appuyé sur ces lettres pour raconter cette période. Pendant ces cinq années Mervyn se bat pour faire venir Ludmila en Angleterre, il y parvient finalement en 1969.
Owen Matthews croise l’histoire de ses parents avec la sienne propre. Lui-même a vécu en Russie où il était journaliste dans les années 1990. Au moment où une nouvelle société émerge des décombres de l’URSS, il participe à la frénésie qui s’empare des nouveaux Russes. On comprend bien que la rédaction de ce livre (qui lui a pris près de dix ans) a été pour lui un cheminement vers la maturité et lui a permis de mieux comprendre son père et d’entrer avec lui dans une relation plus apaisée.
Voilà un livre qui m’a beaucoup intéressée et que j’ai trouvé agréable à lire et bien écrit.
L’avis de Zarline.
William Dalrymple, Le dernier moghol, Petite bibliothèque Payot
Les moghols sont la dynastie qui régna sur le nord de l’Inde à partir de 1526. Le dernier moghol, l’empereur Bahadur Shah Zafar II, après avoir perdu pratiquement tous ses pouvoirs, fut finalement destitué et emprisonné par les Britanniques suite à sa participation à la révolte des cipayes en 1857. Le dernier moghol est le récit des événements de cette révolte qui concernent la ville de Delhi, où vivait Zafar. Pour ses recherches -qui ont duré quatre ans- William Dalrymple a travaillé à partir de documents encore inexploités, les mutiny papers, conservés aux archives nationales de l’Inde. Le résultat est passionnant.
William Dalrymple rappelle d’abord le contexte de la présence britannique en Inde, colonisation privatisée sous l’égide de l’East India company. Au début du 19° siècle, les relations entre populations locales et employés de la compagnie changent. Alors qu’au siècle précédent de nombreux Britanniques adoptaient les moeurs indiennes et se mettaient en ménage avec des Indiennes (ce que Dalrymple raconte dans Le moghol blanc), au 19° siècle ces habitudes disparaissent, le colonisateur jette sur la culture indienne un regard de plus en plus méprisant et cherche à imposer sa religion.
La révolte des cipayes éclate en 1857 dans le nord de l’Inde. C’est d’abord une révolte religieuse. Les cipayes sont les soldats indiens de l’East India company. On leur a fourni de nouvelles cartouches dans lesquelles ils doivent mordre. Or la rumeur circule qu’elles contiennent de la graisse de porc (animal impur pour les musulmans) et de vache (sacrée pour les hindous). A Meerut les cipayes se révoltent, des chrétiens sont massacrés.
Le 11 mai 1857 des mutins investissent Delhi. Là aussi, les chrétiens sont massacrés. Il s’agit d’abord de Britanniques mais aussi d’Indiens convertis. Les Européens convertis à l’islam sont épargnés. Zafar est sommé de se mettre à la tête de la révolte. C’est un vieil homme de plus de 80 ans. Il désapprouve mais ne peut refuser. Il sert en quelque sorte de caution morale mais ne commande pas grand chose.
Pendant quatre mois Delhi reste aux mains des révoltés. Elle attire de nouvelles troupes mutinées qui pillent les habitants. Ceux-ci écrivent à l’empereur pour se plaindre. Ce sont ces mutiny papers qui ont servi de source à William Dalrymple et qui montrent un fossé croissant entre les habitants de Delhi et les cipayes. En fait il y a trois camps : les cipayes et les Britanniques occupés à se battre et les habitants pris entre deux feux qui subissent au quotidien les conséquences de toutes ces violences.
En septembre 1857 des troupes britanniques renforcées prennent Delhi. L’heure de la vengeance a sonné pour des officiers fanatisés qui ont parfois perdu des proches au début de la révolte. A leur tour ils vont massacrer et sans discernement, anti et pro-anglais. La couleur de la peau est le seul critère. Leurs journaux et les courriers qu’ils adressent à leurs familles montrent leur absence de remords et le sentiment de supériorité raciale qui les habite. On massacre en bon chrétien, convaincu d’avoir Dieu de son côté. Finalement Delhi est en partie rasée, des trésors architecturaux disparaissent. Zafar jugé et chargé de toutes les responsabilités est exilé en Birmanie où il meurt en 1862.
J’ai trouvé cet ouvrage très intéressant et facile à lire avec beaucoup de témoignages qui le rendent vivant. William Dalrymple montre bien les méfaits de la colonisation, la façon dont leur prétendue supériorité a conduit les Britanniques à se comporter en véritables sauvages et le gâchis qu’il en est découlé à tous points de vue.
Annette Wieviorka, Maurice et Jeannette, Fayard
Biographie du couple Thorez
Les congés de fin d’année m’ont donné l’occasion de terminer enfin Maurice et Jeannette dont la lecture n’avançait guère. Je l’ai trouvé très intéressant mais j’avais besoin de pouvoir m’y plonger à tête reposée.
Lire l’histoire de Maurice Thorez et Jeannette Vermeersch c’est lire l’histoire du PCF des années 20 aux années 60 et, pour certains épisodes (le Front populaire, la IV° République), celle de la France. Maurice est le personnage principal. C’est un homme charismatique au contact facile et que beaucoup apprécient. Jeannette est plus en retrait. Je suis frappée de voir à quel point le parti communiste français, comme les autres partis, a laissé peu de place aux femmes en politique. L’un et l’autre sont des staliniens convaincus que rien ne fait dévier de leur attachement pour « l’homme que nous aimons le plus » alors même que l’URSS évolue après l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev.
Annette Wieviorka s’est attachée à ses personnages qu’elle défend contre les accusations malveillantes qui ont été portées contre eux : Maurice, mauvais Français; Jeannette, manipulatrice. Mais en même temps elle n’hésite pas à montrer leurs contradictions qui sont aussi celles de leur parti : la vie bourgeoise qu’ils mènent (financée par le parti), le culte de la personnalité dont ils sont l’objet et qui les coupe peu à peu du peuple alors qu’ils se considèrent comme les représentants de la classe ouvrière.
C’est un livre que j’ai apprécié et qui m’a appris des choses. Ca m’a donné envie de relire les mémoires de Paul Thorez (le fils) qui sont une des sources de Maurice et Jeannette.
Antony Beevor, La chute de Berlin, Le livre de poche
Le constat qui domine tous les autres à la lecture de cet ouvrage c’est « mais quelle horreur que la guerre ! » Cela peut paraître un peu naïf comme découverte mais c’est d’abord le gâchis permanent que j’ai eu sous les yeux au fil des pages qui me frappe. Des millions de réfugiés allemands fuient devant l’avancée des troupes soviétiques dans l’est du pays. Ils sont 11 millions sur les routes le 10 mars 1945 et beaucoup d’entre eux vont se retrouver à Berlin, rendant encore plus difficile la survie dans la capitale. L’armée rouge commet des exactions à l’égard des civils. Des femmes de tous âges sont violées et sans distinction d’origine, même des travailleuses forcées « libérées », des femmes soviétiques déportées par les nazis y passent (à propos des viols et de la survie dans Berlin il y a l’excellent Une femme à Berlin).
Staline veut mettre la main sur les ressources industrielles de l’Allemagne, récupérer de l’uranium et les travaux des savants atomistes. Il s’agit donc pour lui d’arriver à Berlin avant les alliés occidentaux. Pendant ce temps Hitler n’est plus capable de juger de la réalité. Il se conduit comme si l’armée allemande disposait de ressources illimitées qu’elle pouvait encore mobiliser. Ses généraux ne le contredisent pas, désireux de le flatter ou aveuglés par leur admiration. Par derrière la lutte pour la succession est engagée, ce qui montre bien qu’eux non plus n’ont pas vraiment les pieds sur terre. Dans la description des derniers jours dans le bunker d’Hitler je retrouve exactement ce que j’avais vu dans le film La chute, notamment le personnage très présent de Traudl Junge, la secrétaire d’Hitler.
Antony Beevor présente de façon très détaillée les combats qui ont conduit à la chute de Berlin et du régime nazi, de janvier à mai 1945. Par moments c’est presque jour par jour qu’on suit les événements. Si tout ne m’intéresse pas de la même façon -les mouvements de troupes m’ennuient un peu, je dois le dire- il y a aussi de nombreuses anecdotes, des témoignages qui rendent l’histoire vivante et cela se lit plutôt bien. Je suis restée longtemps dessus parce que j’ai lu d’autres livres en même temps. Je lirai sans doute, mais pas tout de suite, Stalingrad du même auteur.