Un film de Jacques Audiard.
Mexique. Rita Moro Castro (Zoe Saldaña) est une avocate talentueuse exploitée par son patron. Elle est contactée par Manitas del Monte (Karla Sofia Gascón), chef d’un cartel de la drogue qui l’engage pour gérer sa transition de genre. Il s’agit de mettre sa femme (Jessi – Selena Gomez) et ses enfants à l’abri en Suisse, de faire croire à son assassinat et de lui procurer une nouvelle identité, celle de la femme qu’elle a toujours été : Emilia Pérez. Cette transition est aussi une rédemption pour Emilia qui utilise sa fortune mal acquise pour racheter, d’une certaine façon, les crimes de Manitas.
Ce film comporte des parties chantées et/ou dansées. Certains passages sont doux, entre la parole et le chant, pour exprimer les sentiments des personnages (moment émouvant quand le fils de Manitas se souvient de l’odeur de son père), d’autres plus dynamiques quand Jessi ou Rita crient leur colère. Car ce film qui met en scène des femmes en recherche d’émancipation est aussi une occasion de dénoncer les violences dont souffre le Mexique : violences des cartels de la drogue et des nombreux disparus victimes de règlements de compte, violences contre les femmes, corruption de la justice et des dirigeants. Le fait que cette dénonciation passe par le chant la rend à la fois efficace et supportable -en tout cas supportable pour moi qui n’aime pas la représentation de la violence physique.
J’ai trouvé ce film excellent à tous points de vue, je dirais que c’est le meilleur que j’ai vu depuis le début de l’année, au moins. J’ai grandement apprécié le jeu des actrices, particulièrement Zoe Saldaña et Karla Sofia Gascón, la musique, les chorégraphies, le message…
Edna O’Brien, Tu ne tueras point, Sabine Wespieser
L’écrivaine irlandaise Edna O’Brien est morte le 27 juillet 2024. Elle était née en 1930 dans une famille à la mère d’une religiosité « médiévale » et au père alcoolique et violent, milieu qu’elle a quitté sans regret. Ses livres traitent souvent de la condition des femmes dans une société conservatrice.
Tu ne tueras point. Irlande. Mary, une adolescente de 13 ans, est régulièrement violée par son père. Quand elle se retrouve enceint elle convainc une voisine de l’emmener en Grande-Bretagne pour se faire avorter. Mais la fuite est déjouée et Mary est livrée à une opinion publique anti-avortement.
Cette histoire sordide est l’occasion pour Edna O’Brien de tracer le portrait attachant d’une jeune fille volontaire. Incapable d’empêcher les agressions dont elle est victime, silencieuse et discrète, Mary est taraudée par la honte de ce qui lui arrive cependant elle ne renonce jamais à lutter pour son émancipation, multipliant les tentatives d’évasion. Ce roman est aussi une charge contre une société rurale rétrograde où le patriarcat et le catholicisme intégriste imposent leur loi. La clique des bigotes anti-avortement, prêtes à tout pour que Mary garde son bébé, est particulièrement effrayante. Le roman est paru en 1996 et l’action, non datée, se déroule bien dans les années 1990 comme le montrent une ou deux informations d’actualité cependant j’ai tout du long l’impression que cela se passe dans les années 1950.
J’ai apprécié l’écriture qui a des aspects poétiques malgré le sujet douloureux. Il y a de belles descriptions de paysages où les couleurs sont mises en avant, particulièrement le rouge qui réapparaît tout au long du récit. Les viols sont décrits de façon fragmentée, mettant l’accent sur la dissociation que subit Mary lors des agressions. Un livre pas toujours facile à lire mais rudement bien mené et efficace.
E. J. Levy, Le médecin de Cape Town, Points
« Ils ont raison, bien sûr, ceux qui disent que je n’étais pas une femme faisant semblant d’être un homme : j’étais quelque chose de bien plus choquant -j’étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d’être autre chose, une femme qui n’était qu’une personne, l’égale de n’importe qui d’autre- en étant simplement moi-même »
Née à la fin du 18° siècle, Margaret Perry a 15 ans quand elle accepte de se travestir en garçon pour pouvoir faire des études de médecine, interdites aux filles à l’époque. Elle prend alors l’identité de Jonathan Perry qu’elle ne quittera plus jusqu’à sa mort. Les études de Jonathan à Edimbourg sont l’occasion pour lui de se mettre dan sla peau de son personnage et pour l’autrice de nous présenter le fonctionnement de la faculté au début du 19° siècle avec ses cours privés payants. Je me trompe ou c’est une pratique qui a toujours lieu ?
Devenu médecin militaire, Jonathan est affecté au Cap en 1816. Il y fait la connaissance du gouverneur Lord Somerton et de sa famille qu’il fréquente bientôt assidûment.
Ce roman est inspiré d’une histoire vraie : celle du Dr James Barry, né Margaret Ann Bulkley à la fin du 18° siècle et mort en 1865. Sa biographie est mal connue et son identité de genre a donné lieu à diverses spéculations : femme travestie, homme trans, personne intersexuée ? L’autrice a choisi de mettre l’accent sur la question du genre. Son personnage expérimente la liberté de pouvoir être profondément soi-même, en dehors des attentes de la société à l’égard des femmes :
« De toutes les découvertes excitantes faites durant ces années à l’université, la plus belle fut celle de la plus grande des libertés pour les hommes : ne pas être obligé de plaire. Avoir le droit de céder à la mauvaise humeur et à la détestation, d’éprouver ce que je voulais. Sans m’en excuser. »
« L’un des grands plaisirs qu’il y avait à vivre une existence d’homme était de ne pas avoir à écouter les hommes en silence. Ils sont peu nombreux à apprécier le son d’une autre opinion que la leur ; je n’hésitai pas à avancer la mienne. »
J’ai trouvé cette réflexion excellemment et finement menée. C’est l’intérêt principal du roman pour moi.
En même temps, tout le volet historique est aussi très intéressant. E. J. Levy nous présente la vie et les relations sociales au Cap, colonie britannique, ainsi que l’état de la médecine à l’époque et les efforts de Jonathan/James pour améliorer les hôpitaux du Cap et réguler l’offre médicale au profit des malades. Elle dote son personnage d’opinions avancées en ce qui concerne la colonisation.
On peut sans doute regretter que l’autrice ait consacré beaucoup de place à la romance entre Perry et le gouverneur Somerton et ait borné son récit à la mort de ce dernier alors que dans la vraie vie Barry a survécu plus de trente ans à Somerset et a exercé dans de nombreuses autres colonies britanniques. Il me semble que cette focalisation se justifie par l’accent sur l’identité de genre.
Enfin j’ai apprécié la belle écriture, le style calqué sur celui du début du 19° siècle (l’autrice s’est inspirée de Jane Austen) et les descriptions des paysages et des sentiments. C’est une lecture que j’ai beaucoup aimée.
Les avis de Keisha et Je lis, je blogue.
Hannelore Cayre, Les doigts coupés, Métailié
La découverte fortuite d’une sépulture de l’aurignacien (il y a 35 000 ans) est l’occasion de nombreuses surprises pour la paléontologue qui l’étudie. Dans une grotte aux murs couverts de peintures de mains aux doigts coupés a été enterrée une femme qui jouissait d’un statut important et qui avait eu plusieurs doigts coupés. Qui était-elle, quelle a été son histoire ? Pour répondre à ces questions, Hannelore Cayre entrecroise deux textes : l’histoire d’Oli, jeune femme du paléolithique en lutte pour s’affranchir de la domination masculine et, à l’époque contemporaine, le discours de présentation de sa tombe qui raconte la même histoire, reconstituée à partir des artefacts trouvés autour du squelette.
Ce roman d’émancipation est pour l’autrice l’occasion de nous présenter la façon dont les découvertes techniques (propulseur) et conceptuelles (conception des enfants) ou les changements sociaux ont pu survenir au paléolithique. Ici tout cela est concentré sur une poignée d’individus et dans un temps restreint mais Hannelore Cayre s’est documentée et s’appuie sur des travaux récents. Je suppose donc que les processus décrits correspondent à ce que les spécialistes imaginent aujourd’hui. C’est aussi un roman féministe avec son personnage de femme rebelle.
Par contre ce n’est pas, il me semble, un roman noir, comme indiqué sur le bandeau. S’il y a bien des violences et des morts violentes, l’ambiance est enlevée du fait de la langue utilisée -les préhistoriques utilisent un vocabulaire familier- et du dénouement plutôt jubilatoire. Je n’ai pas trouvé ceci-dit que c’était hilarant (4° de couverture). C’est amusant mais ça m’a fait sourire plus que rire. C’est une lecture plaisante et facile.
L’avis de Je lis, je blogue.
Claude Pujade-Renaud, Dans l’ombre de la lumière, Actes sud
L’écrivaine Claude Pujade-Renaud est morte le 18 mai 2024, elle était née en 1932. Issue d’une famille bourgeoise, elle refuse la voie qui lui était tracée et s’oriente vers des étude d’éducation physique. Elle a été danseuse et enseignante en sciences de l’éducation.
Dans l’ombre de la lumière. Avant d’être chrétien et évêque, saint Augustin (354-430) a été manichéen et en couple. La narratrice de ce roman est Elissa, ancienne concubine d’Augustinus, qu’il répudia dans l’intention de se marier avant de se convertir au christianisme. Installé à Carthage (Tunisie actuelle), Elissa travaille pour un potier et fréquente un couple don le mari est copiste. Par lui elle a connaissance de la carrière et des écrits de celui qui est à présent évêque d’Hippo Regio (Hippone, Annaba dans l’Algérie actuelle).
Le roman entremêle épisodes de la vie d’Elissa, pendant et après sa vie avec Augustinus, et réflexions sur la pensée de ce dernier. Ce n’est pas une biographie de saint Augustin à proprement parler cependant j’ai appris des choses sur lui dont j’avais de vagues souvenirs pour avoir travaillé sur des extraits des Confessions quand j’étudiais le latin (Je me souviens de mon maître, un vieux prêtre érudit. Quand il me posait une question et que je répondais juste, il me disait : « Intuition féminine ». Et quand je répondais faux : « Vous me dites, avec une inconséquence toute féminine… »). Saint Augustin pensait que les bonne œuvres ne sont rien sans la grâce accordée par Dieu. Il a inspiré Luther sur ce point. Après ma lecture de Bélibaste je découvre aussi que les cathares étaient des manichéens.
J’ai trouvé intéressant le cadre historique du roman qui est celui des derniers temps de l’empire romain en Afrique du nord. On passe, vers 370, moment de la rencontre entre Elissa et Augustinus, d’une époque de multi confessionnalisme et de tolérance religieuse où païens, chrétiens, manichéens et autres sectes se fréquentent, à l’hégémonie chrétienne à la toute fin du 4° siècle quand les cultes païens sont interdits et les sanctuaires détruits. Après la chute de Rome en 410 les réfugiés affluent à Carthage.
Elissa est une femme forte qui aspire à l’autonomie mais qui en est en partie empêchée à cause de son incapacité à faire son deuil de sa relation avec Augustinus. C’est un personnage attachant auquel on peut en partie s’identifier du fait de ses questionnements universels. Ainsi, témoin du passage du rouleau au codex (le livre) comme support d’écriture elle s’interroge sur les changements que cela induit dans la façon de lire, d’écrire, de réfléchir. Une autre protagoniste reproche à Augustinus d’avoir, dans les Confessions, révélé une faiblesse de sa mère : « Est-ce qu’on a le droit, en évoquant des épisodes de sa propre vie, de mettre ainsi en cause des proches ? »
J’ai trouvé cette lecture fort plaisante.
Maria Pourchet, Western, Stock
Mère célibataire, Aurore occupe un emploi sans intérêt -bullshit job- à Paris. Quand son poste est supprimé et qu’elle est recasée sur du 100 % télétravail elle décide de s’installer dans le Lot, dans la maison de sa mère qui vient de mourir.
Acteur à succès, Alexis Zagner éprouve le besoin de prendre le large quand sa femme lui annonce qu’elle va lui faire payer ses liaisons. Il file vers le Lot où il a acheté une maison en viager dont la propriétaire vient de mourir…
Femme agressée, Aurore a développé une forme de compulsion sexuelle, cherchant -sans le trouver- l’homme qui saura la protéger.
Alexis interprète dans la vraie vie le même rôle de Dom Juan qu’au théâtre, séduisant les femmes les unes après les autres (ou en même temps), de façon compulsive lui aussi, puis les jetant sans remord.
Pendant toute ma lecture je me suis demandée comment l’autrice se positionnait. Il y a des passages où j’ai l’impression qu’elle se place du côté des femmes victimes, d’autres où il me semble qu’elle dédouane l’agresseur en le présentant comme agi par un contexte misogyne. Finalement j’arrive à la conclusion qu’elle nous dit que Aurore et Alexis sont tous les deux des victimes du patriarcat qui s’ignorent. Que les hommes soient eux aussi pris au piège de la société patriarcale, je suis d’accord avec ça cependant pas de la même façon que les femmes. Des femmes meurent de la façon dont elles sont traitées, ce n’est pas le cas de leurs agresseurs. Et si l’on veut que cela cesse, il faut bien dire stop à un moment. Cela passe par la justice. Et quand la justice ne fait pas son travail cela passe par un mouvement comme metoo ou par les médias, à mon avis, or j’ai l’impression que l’autrice critique ces réactions médiatiques.
Alors que la narration se concentre pendant longtemps sur la rencontre entre Aurore et Alexis, l’arrivée en fin de roman de l’histoire très détaillée -et pas inintéressante- de Chloé, maîtresse délaissée d’Alexis, me donne une impression de bric et de broc.
Tout du long Maria Pourchet file la métaphore avec le western, s’adressant à la lectrice pour analyser les situations qu’elle nous présente et nous dire ce qu’il devrait se passer selon les codes dudit western. Je n’ai pas trouvé que ce procédé, sans rapport avec le contenu, apporte quoi que ce soit d’intéressant.
C’est une lecture qui m’a agacée. J’ai trouvé le propos parfois confus et la réflexion pas toujours suffisamment approfondie. Mon agacement est renforcé par les commentaires élogieux de l’éditeur en quatrième de couverture : « écriture éblouissante », « profonde réflexion sur notre époque ». C’est en tout cas une lecture qui m’aura donné matière à écrire.
L’avis de Keisha.
Hannelore Cayre, Richesse oblige, Métailié
En ces temps de confinement, quand les cinémas sont fermés et que la sortie de l’adaptation de La Daronne est remise à une date ultérieure, qu’est-ce qu’on peut faire ? Patienter en lisant le dernier ouvrage de Hannelore Cayre !
Blanche de Rigny, la narratrice, est une jeune femme handicapée après un grave accident à l’adolescence. Elle est employée à la reprographie judiciaire du palais de justice de Paris. Fortuitement, Blanche découvre qu’elle est apparentée, par son arrière-grand-père à la très riche famille des de Rigny, chefs d’entreprise voyous, artistes usurpateurs, riches qui se croient tout permis et qui en veulent toujours plus. Elle va utiliser les informations qui passent entre ses mains dans le cadre de son travail pour débarrasser la terre de ces malfaisants qui contribuent activement à la destruction de l’environnement.
En parallèle Blanche enquête sur l’ancêtre commun, Auguste de Rigny et l’histoire de ce jeune homme né en 1845, fils de famille bourgeoise, nous est racontée. En 1870, alors que la guerre avec la Prusse menace, Auguste tire un mauvais numéro à la conscription. Son père se met alors en charge de lui trouver un remplaçant. C’est difficile car l’éventualité d’un conflit a fait monter le cours de l’homme et que des escrocs essaient de profiter de la situation. J’ai découvert avec intérêt ce trafic de remplaçants encadré par la loi. Avec Auguste on suit aussi, rapidement, le siège de Paris et la Commune. Départ des Parisiens qui le peuvent vers leurs résidences secondaires, ruée sur les provisions alimentaires : ça rappelle des choses. C’est la partie historique de l’ouvrage que j’ai le plus appréciée.
L’objectif de Hannelore Cayre c’est de montrer les points communs entre la fin du 19° siècle et le début du 21° : « Il suffisait d’avoir lu Balzac, Zola ou Maupassant pour ressentir dans sa chair que ce début de XXI° siècle prenait des airs de XIX°. Il y avait bien sûr la disparition progressive des services publics, mais pas seulement. Après un XX° siècle qui avait connu deux conflits mondiaux et glorifié l’aventure entrepreneuriale et les diplômes, la part des revenus du travail dans les ressources dont une personne disposait au cours de sa vie s’était mise à reculer pour arriver exactement au même niveau qu’à l’époque de mon ancêtre Auguste. On se surprenait à nouveau à attendre le décès de papa-maman pour s’acheter un logement ou payer les études et l’installation de ses enfants ».
Elle dit qu’elle s’est inspirée du Capital au XXI° siècle de Thomas Piketty.
Il est aussi question des dégâts sur la planète qu’entraîne la course effrénée au profit et de la condition animale , la meilleure amie de Blanche étant une militante de L214.
Ca a l’air très sérieux tout ça mais c’est traité sur le mode grinçant qui est celui de l’autrice et non dénué d’humour. Ca se lit facilement mais je l’ai trouvé un peu caricatural parfois et pas aussi bien réussi que La Daronne.
Hannelore Cayre, La daronne, Métaillié
Patience Portefeux est traductrice français-arabe pour le ministère de la justice. Au tribunal pour les prévenus qui ne parlent pas le français, au commissariat lors des interrogatoires mais de plus en plus souvent pour la traduction des écoutes téléphoniques de petits dealers. C’est par ce biais qu’elle entre en possession d’une grande quantité de cannabis qu’elle va s’employer à vendre. Pour ses clients, elle devient alors La daronne.
J’ai beaucoup apprécié ce réjouissant policier et son personnage amoral. Patience est bien placée pour connaître les arrangements avec la loi de la police et de la justice et elle s’en donne à coeur joie pour rouler un employeur qui la fait travailler au noir :
« C’est d’ailleurs assez effrayant quand on y pense, que les traducteurs sur lesquels repose la sécurité nationale, ceux-là même qui traduisent en direct les complots fomentés par les islamistes de cave et de garage, soient des travailleurs clandestins sans sécu ni retraite. Franchement, comme incorruptibilité on fait mieux, non ? »
Hannelore Cayre est avocate pénaliste et elle aussi est bien placée pour connaître ce dont elle traite. C’est donc un ouvrage qui a la saveur du vécu, très crédible. Par ailleurs elle porte un regard très critique sur la société française et ses travers. Il est notamment question des conditions de fin de vie des personnes âgées dans des EPHAD qui ressemblent à des mouroirs faute de personnel mais aussi du peu de perspectives laissées aux jeunes, particulièrement quand ils sont issus de l’immigration :
« Malgré tous ses efforts, à la sortie des études, il avait pris en pleine face le Grand Mensonge français. La méritocratie scolaire -opium du peuple dans un pays où on n’embauche plus personne, encore moins un Arabe- ne lui apporterait pas les moyens de financer ses rêves ».
La critique est mordante, l’humour caustique et c’est très bien écrit : je me suis régalée.
Jane Austen, Mansfield Park, 10-18
Fille aînée d’une famille nombreuse et pauvre Fanny Price a été élevée depuis l’âge de dix ans par ses tante et oncle lady et sir Thomas Bertram dans leur propriété de Mansfield Park. Elle a grandi près de ses cousins, les deux aînés Tom et Edmond, déjà jeunes gens quand elle est arrivée chez eux et leurs soeurs Maria et Julia, à peine plus âgées qu’elle mais qui l’ont toujours traitée comme une parente pauvre. En fait seul Edmond s’est intéressé à Fanny, l’a consolée au moment où sa famille lui manquait et est devenu son ami et son confident. Avec l’âge les sentiments que Fanny ressent pour lui sont de plus en plus tendres.
Fanny a dix-huit ans. Chacun s’est habitué à sa discrétion, sa grande réserve, voire son excessive timidité. Elle sert de dame de compagnie à sa tante, une femme indolente qui ne quitte guère son sofa. Le départ de sir Thomas à Antigua pour affaires, l’arrivée concomitante dans le voisinage de Mary et Henry Crawford, une soeur et un frère en recherche de plaisirs faciles, vont changer beaucoup de choses.
La relecture de Mansfield Park m’a réjouie. On y retrouve tout ce qui, pour moi, fait le plaisir à lire Jane Austen. L’histoire se déroule dans le milieu de l’aristocratie campagnarde. Ses occupations simples -promenades, lectures, travaux d’aiguille pour les dames- sont opposées aux divertissements légèrement scandaleux des adeptes de la Saison en Ville personnifiés par les Crawford et Tom Bertram. Quel remue-ménage quand jeunes gens et jeunes filles décident de monter une pièce de théâtre à Mansfield. Seule Fanny reste ferme dans ses convictions, consciente jusqu’à la fin que tout ceci n’est pas convenable.
Si la morale est nettement datée, je ne m’ennuie pas un instant car Jane Austen excelle à analyser en profondeur la psychologie de ses personnages. Le fond des sentiments quant à lui (l’amour basé sur des valeurs communes) est intemporel. Le tout est fait avec beaucoup d’humour fin, les travers de chacun sont épinglés. La tante Norris par exemple, femme mesquine, est un bon élément comique, si bien observé.
Mansfield Park adapté à l’écran :
Un film de Patricia Rozema avec Frances O’Connor dans le rôle de Fanny.
C’est après m’être procurée cette adaptation (en Anglais, sous-titrée de même) que j’ai eu envie de revenir à l’original. Dans ce film Fanny est beaucoup moins introvertie que dans le livre. Son personnage est en partie inspiré de la biographie de Jane Austen. Je peux concevoir que sa personnalité très réservée, qui ne laisse voir aucun des sentiments qui l’habitent, soit difficile à porter à l’écran. Par contre ce que je trouve moins juste c’est quand le film lui fait accepter la demande en mariage de Crawford pour changer d’avis le lendemain. Il me semble que ce n’est pas du tout le genre de Fanny.
Puis le film modifie d’autres personnages d’une façon qui n’ajoute rien d’indispensable à l’histoire voire apporte un brin d’anachronisme. Lady Bertram devient une droguée à l’opium, son fils Tom un malheureux artiste traumatisé par la conduite brutale de son père à l’égard de ses esclaves. Il y a là une dénonciation de l’esclavage, Fanny apparaît comme une abolitionniste alors que dans le roman elle ne fait que poser des questions sur le commerce des esclaves comme elle en poserait, semble-t-il, sur celui de n’importe quelle autre denrée. Il y a eu une volonté de moderniser les idées et les comportements comme si le spectateur ne pouvait pas comprendre qu’on pense et qu’on agit différemment à deux siècles d’écart. Enfin la tante Norris a quasiment disparu et tout cela rend le film beaucoup moins drôle que le livre.
J’ai ensuite mis la main sur cette autre version : un film de Iain Mac Donald avec Billie Piper dans le rôle de Fanny. Ici Fanny est encore une jeune fille enjouée qui court et rit mais on est néanmoins beaucoup plus proche de la version originale.
Ce que j’ai apprécié : le caractère intéressé des Crawford est bien montré par les conversations entre le frère et la soeur et Hayley Atwell est une Mary Crawford piquante et mignonne ; la tante Norris est parfaitement aigrie et méchante ; les jeux de regards entre les personnages.
Ce que j’ai moins aimé : une traduction française acrobatique qui fait dire à Mary Crawford quelque chose comme : « Avec lequel d’entre vous aurai-je le plaisir de faire l’amour ? » (ça ne devrait pas être plutôt « faire la cour » ? ou dans la traduction de 10-18 : « Quel gentleman parmi vous aurai-je le bonheur d’aimer ?« ) ; Billie Piper a un visage trop volontaire pour le rôle, ce me semble. Et un ensemble qui manque un peu d’épaisseur. Je ne suis pas persuadée que quelqu’un qui découvrirait Mansfield Park avec ce film aurait envie de lire le livre.
Du fait du caractère de son héroïne Mansfield Park est sans doute une oeuvre difficile à adapter à l’écran et je n’ai guère été convaincue par ces deux versions.
Zoyâ Pirzâd, On s’y fera, Le livre de poche
A Téhéran, de nos jours, Arezou, femme divorcée de 41 ans, tente de survivre entre sa mère et sa fille tout en dirigeant son agence immobilière. La vie n’est pas toujours facile pour Arezou. Sa mère et sa fille lui reprochent toutes les deux son divorce. En ce qui concerne la mère, on comprend vite que cette femme n’aime qu’elle même, qu’elle n’a jamais aimé sa fille et que toutes les occasions sont bonnes pour déprécier cette dernière. La vieille femme utilise donc la fille d’Arezou, Ayeh, comme un instrument de destruction, elle joue la fille contre la mère.
Ayeh, quant à elle, jeune fille de 19 ans, étudiante à l’université, est en pleine crise d’adolescence, se conduisant comme une gamine de 15 ans, voire de 12. Le fait, à son âge, de vivre encore avec sa mère, de devoir lui demander son autorisation pour sortir avec des amis, ne l’aide certes pas à s’autonomiser. Malgré les exigences injustes de ces deux femmes égoïstes Arezou tente toujours de leur complaire, ce qui m’a parfois un peu agacée. En même temps j’ai conscience d’être injuste à son égard car je comprends que le rejet de sa mère n’a pas contribué à lui donner de l’assurance.
Heureusement, dans le cadre professionnel, Arezou peut compter sur Shirine, sa collaboratrice et meilleure amie, pour lui remonter le moral. Enfin, jusqu’au moment où Arezou commence à fréquenter Sohrab. Après l’avoir encouragée dans cette voie, Shirine va montrer quelle est sa conception de l’amitié.
Voilà un roman que je n’ai pas apprécié. Les personnages ne sont pas sympathiques (à part Sohrab, par contre lui, c’est l’homme parfait). Les dialogues -qui constituent l’essentiel de la narration- m’ont souvent semblé décousus. L’analyse psychologique est plutôt juste mais au total j’ai trouvé cette lecture un peu ennuyeuse.
De l’Iran contemporain on apprend que les apparences y comptent beaucoup. Le fait qu’Arezou ait un amant est finalement mieux accepté par son entourage que l’éventualité de son remariage (on ne pourrait plus, alors, faire comme si on ne savait pas).