D’origine ivoirienne, Machérie vit à Paris où elle est en couple avec un Français. Depuis Abidjan sa famille la presse de régulariser enfin cette union. C’est peu après que son compagnon l’a quittée que Machérie est sommée de venir célébrer au pays un mariage coutumier. Pour ne pas dire la vérité à ses parents, notre héroïne recrute en bas de chez elle un SDF, Julio Iglasis, pour jouer le rôle de son fiancé. Une douche, des vêtements propres, une perruque blonde et le tour est joué : de toute façon « pour mes parents, tous les Blancs se ressemblent ». En route pour la Côte-d’Ivoire !
Sur un scénario de romcom éculé (le recrutement d’un.e fiancé.e pour tromper la famille) Marguerite Abouet, autrice de Aya de Yopougon, s’essaie ici au roman photo. Elle en reprend les invariants pour les pasticher. J’apprécie la façon dont Julio semble s’intégrer sans efforts à la société locale sous le regard circonspect de Machérie. Les photographies sont de Kader Diaby.
Il y a quelques bonnes trouvailles comme l’apparition d’un album d’Aya dans un cliché
. Quelques photos pleine page sont retouchées comme à la peinture. Le résultat est sympathique et amusant mais il me semble qu’on aurait pu avoir quelque chose de plus décalé.
L’histoire du dernier esclave américain Barracoon : le baraquement où sont enfermés les Africains capturés avant leur déportation comme esclaves vers l’Amérique. Zora Neale Hurston (1891-1960) était une écrivaine et anthropologue afro-américaine. En 1928 elle mène une série d’entretiens avec Cudjo Lewis, alias Olualé Kossola, son nom africain, dernier survivant africain connu du dernier navire négrier américain, la Clotilda. Elle en tire Barracoon qu’elle ne parvient pas à faire éditer. Il l’est pour la première fois en 2018.
Kossola est capturé à 19 ans en 1859 et déporté vers les Etats-Unis. L’esclavage n’y est pas aboli mais la traite atlantique est illégale depuis 1808. Cependant elle perdure clandestinement. En 1928 Kossola se souvient bien de sa jeunesse africaine et les récits qu’il en fait occupent la majeure partie de Barracoon. Il reste esclave cinq ans avant que la guerre de Sécession ne lui rende sa liberté. Son désir, et celui des autres Africains libérés avec lui, est de rentrer en Afrique. Ils commencent à mettre de l’argent de côté dans ce but mais réalisent vite qu’ils ne pourront pas se payer ce retour. Ils se résolvent alors à s’installer sur place -en Alabama. Sur des terres achetées à leur ancien maître (!) ils reconstituent une petite Afrique en construisant le village d’Africatown. Ce sont ces derniers aspects qui m’ont le plus intéressée. Ils sont cependant peu développés.
Alors que cinq ans après sa capture Kossola aurait pu refaire sa vie en Afrique, retrouver des proches sans doute, rien n’est mis en place localement pour aider les anciens esclaves désireux de rentrer chez eux. 70 ans après sa déportation Kossola exprime la douleur commune à beaucoup d’exilés quand ils pensent à leur terre natale. C’est pourquoi il est important pour lui de parler de l’Afrique à Zora Neale Hurston. Il se considère d’abord comme un Africain c’est pourquoi il est assez peu question de ses conditions de vie comme esclave. Ce livre n’est pas un document sur l’esclavage mais un document sur l’état d’esprit d’un ancien esclave.
Sur un ouvrage de 245 pages le récit de Kossola rapporté par Zora Neale Hurston en compte un peu plus de 100. Le reste est occupé par des préface, introductions (de l’autrice, de l’éditrice), postface et annexes. Je comprends que ce texte et Zora Neale Hurston sont importants dans l’histoire et la culture des afro-américains. Cette lecture m’a donné envie d’en savoir plus sur l’histoire de la fin de l’esclavage aux Etats-Unis.
Descendant : les héritiers d’Africatown. En cherchant des informations sur Africatown je découvre qu’il existe sur Netflix un documentaire de Margaret Brown paru en 2022. Entre 2018 et 2020, Margaret Brown est allé interroger les habitants d’Africatown, descendants des fondateurs, sur leur héritage. Cudjo Lewis et les autres fondateurs d’Africatown étaient tous des anciens esclaves déportés aux Etats-Unis sur la Clotilda. Au moment où ils ont obtenu leur liberté ils avaient passé la majeure partie de leur vie en Afrique et se considéraient comme des Africains. Cet héritage africain s’est transmis à leurs descendants. Africatown forme un quartier de la ville de Mobile. Il est entouré par des industries polluantes qui affectent la santé de ses habitants. Ces industries ont été construites sur des terrains appartenant à la famille Meaher dont les membres sont des descendants des frères Meaher qui avaient affrété la Clotilda, dernier navire négrier américain. Ainsi, aujourd’hui encore, la famille Meaher pourrit la vie des habitants d’Africatown comme autrefois ses ancêtres ont pourri la vie des ancêtres des habitants d’Africatown. Les Meaher n’ont pas répondu aux demandes de la réalisatrice. A son arrivée aux Etats-Unis la Clotilda a été coulée par les Meaher pour effacer cette preuve de leur crime. Depuis la fin du 20° siècle des historiens ont cherché à retrouver l’épave mais la famille Meaher a tenté de les en empêcher. Ce documentaire aborde aussi la question de la mémoire de l’esclavage : comment faire vivre cette mémoire sans qu’elle devienne une attraction touristique vidée de son sens et sans que les Afro-américains soient dépossédés de cette mémoire.
Un intéressant documentaire qui permet d’aborder la mémoire de l’esclavage du point de vue des principaux intéressés. Il montre bien que cet héritage est encore très vif aux Etats-Unis.
Présenté par l’éditeur comme une bande dessinée ce livre est en fait un récit de voyage précédemment paru en 2016 et réédité en 2024 avec des illustrations de Jacques Ferrandez ce qui permet d’en multiplier le prix par 2,5. En grec contemplation se dit theôria. C’est en ce sens, il me semble, que doit s’entendre ici Théorie. Sébastien Lapaque déambule dans Alger. Il y séjourne. Il y revient à plusieurs reprises. Ses pérégrinations sont architecturales : il décrit les rues et les places d’Alger, le boulevard du front de mer… il nous en donne les noms, celui d’aujourd’hui et celui de l’époque coloniale. Son voyage est aussi littéraire : Sébastien Lapaque convoque des écrivains et poètes qui ont écrit sur l’Algérie. Il est question de Camus et fleurir la tombe de la mère de celui-ci. Enfin, dans les cafés, dans les stades, sur les marchés, Sébastien Lapaque rencontre des Algérois -les femmes sont très absentes de cet ouvrage- qui lui parlent de leur ville.
Alger, 1975. Avec mes soeurs sur le boulevard du front de mer
C’est un livre qui a une tonalité très nostalgique avec toutes ces références à l’Algérie française mais en même temps l’auteur ne remet pas en question l’indépendance du pays. C’est plutôt une nostalgie du passé, de la première moitié du 20° siècle, avant la société de consommation, une nostalgie réactionnaire. Ce n’est pas trop mon truc mais je dois reconnaître que c’est bien écrit et qu’on peut se laisser prendre. Il me faut encore dire que l’auteur parle de lui tout du long à la troisième personne, un procédé qui n’est pas signe de modestie et qui m’agace un peu.
J’ai apprécié les belles illustrations aquarellées de Jacques Ferrandez, particulièrement celle de la couverture. C’est sur son nom que je me suis portée candidate sur Masse critique pour recevoir ce livre. J’ai constaté ensuite qu’il y avait, en quelque sorte, tromperie sur la marchandise de la part de l’éditeur (ce n’est pas une bande dessinée).
« Ils ont raison, bien sûr, ceux qui disent que je n’étais pas une femme faisant semblant d’être un homme : j’étais quelque chose de bien plus choquant -j’étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d’être autre chose, une femme qui n’était qu’une personne, l’égale de n’importe qui d’autre- en étant simplement moi-même »
Née à la fin du 18° siècle, Margaret Perry a 15 ans quand elle accepte de se travestir en garçon pour pouvoir faire des études de médecine, interdites aux filles à l’époque. Elle prend alors l’identité de Jonathan Perry qu’elle ne quittera plus jusqu’à sa mort. Les études de Jonathan à Edimbourg sont l’occasion pour lui de se mettre dan sla peau de son personnage et pour l’autrice de nous présenter le fonctionnement de la faculté au début du 19° siècle avec ses cours privés payants. Je me trompe ou c’est une pratique qui a toujours lieu ? Devenu médecin militaire, Jonathan est affecté au Cap en 1816. Il y fait la connaissance du gouverneur Lord Somerton et de sa famille qu’il fréquente bientôt assidûment.
Ce roman est inspiré d’une histoire vraie : celle du Dr James Barry, né Margaret Ann Bulkley à la fin du 18° siècle et mort en 1865. Sa biographie est mal connue et son identité de genre a donné lieu à diverses spéculations : femme travestie, homme trans, personne intersexuée ? L’autrice a choisi de mettre l’accent sur la question du genre. Son personnage expérimente la liberté de pouvoir être profondément soi-même, en dehors des attentes de la société à l’égard des femmes : « De toutes les découvertes excitantes faites durant ces années à l’université, la plus belle fut celle de la plus grande des libertés pour les hommes : ne pas être obligé de plaire. Avoir le droit de céder à la mauvaise humeur et à la détestation, d’éprouver ce que je voulais. Sans m’en excuser. » « L’un des grands plaisirs qu’il y avait à vivre une existence d’homme était de ne pas avoir à écouter les hommes en silence. Ils sont peu nombreux à apprécier le son d’une autre opinion que la leur ; je n’hésitai pas à avancer la mienne. » J’ai trouvé cette réflexion excellemment et finement menée. C’est l’intérêt principal du roman pour moi.
En même temps, tout le volet historique est aussi très intéressant. E. J. Levy nous présente la vie et les relations sociales au Cap, colonie britannique, ainsi que l’état de la médecine à l’époque et les efforts de Jonathan/James pour améliorer les hôpitaux du Cap et réguler l’offre médicale au profit des malades. Elle dote son personnage d’opinions avancées en ce qui concerne la colonisation. On peut sans doute regretter que l’autrice ait consacré beaucoup de place à la romance entre Perry et le gouverneur Somerton et ait borné son récit à la mort de ce dernier alors que dans la vraie vie Barry a survécu plus de trente ans à Somerset et a exercé dans de nombreuses autres colonies britanniques. Il me semble que cette focalisation se justifie par l’accent sur l’identité de genre.
Enfin j’ai apprécié la belle écriture, le style calqué sur celui du début du 19° siècle (l’autrice s’est inspirée de Jane Austen) et les descriptions des paysages et des sentiments. C’est une lecture que j’ai beaucoup aimée.
L’écrivaine Claude Pujade-Renaud est morte le 18 mai 2024, elle était née en 1932. Issue d’une famille bourgeoise, elle refuse la voie qui lui était tracée et s’oriente vers des étude d’éducation physique. Elle a été danseuse et enseignante en sciences de l’éducation.
Dans l’ombre de la lumière. Avant d’être chrétien et évêque, saint Augustin (354-430) a été manichéen et en couple. La narratrice de ce roman est Elissa, ancienne concubine d’Augustinus, qu’il répudia dans l’intention de se marier avant de se convertir au christianisme. Installé à Carthage (Tunisie actuelle), Elissa travaille pour un potier et fréquente un couple don le mari est copiste. Par lui elle a connaissance de la carrière et des écrits de celui qui est à présent évêque d’Hippo Regio (Hippone, Annaba dans l’Algérie actuelle).
Le roman entremêle épisodes de la vie d’Elissa, pendant et après sa vie avec Augustinus, et réflexions sur la pensée de ce dernier. Ce n’est pas une biographie de saint Augustin à proprement parler cependant j’ai appris des choses sur lui dont j’avais de vagues souvenirs pour avoir travaillé sur des extraits des Confessions quand j’étudiais le latin (Je me souviens de mon maître, un vieux prêtre érudit. Quand il me posait une question et que je répondais juste, il me disait : « Intuition féminine ». Et quand je répondais faux : « Vous me dites, avec une inconséquence toute féminine… »). Saint Augustin pensait que les bonne œuvres ne sont rien sans la grâce accordée par Dieu. Il a inspiré Luther sur ce point. Après ma lecture de Bélibaste je découvre aussi que les cathares étaient des manichéens.
J’ai trouvé intéressant le cadre historique du roman qui est celui des derniers temps de l’empire romain en Afrique du nord. On passe, vers 370, moment de la rencontre entre Elissa et Augustinus, d’une époque de multi confessionnalisme et de tolérance religieuse où païens, chrétiens, manichéens et autres sectes se fréquentent, à l’hégémonie chrétienne à la toute fin du 4° siècle quand les cultes païens sont interdits et les sanctuaires détruits. Après la chute de Rome en 410 les réfugiés affluent à Carthage.
Elissa est une femme forte qui aspire à l’autonomie mais qui en est en partie empêchée à cause de son incapacité à faire son deuil de sa relation avec Augustinus. C’est un personnage attachant auquel on peut en partie s’identifier du fait de ses questionnements universels. Ainsi, témoin du passage du rouleau au codex (le livre) comme support d’écriture elle s’interroge sur les changements que cela induit dans la façon de lire, d’écrire, de réfléchir. Une autre protagoniste reproche à Augustinus d’avoir, dans les Confessions, révélé une faiblesse de sa mère : « Est-ce qu’on a le droit, en évoquant des épisodes de sa propre vie, de mettre ainsi en cause des proches ? »
Taina Tervonen est une journaliste française d’origine finlandaise. Elle a vécu au Sénégal entre ses 7 et 15 ans, a été à l’école sénégalaise, parle le wolof.
En 1890 le colonel Archinard de l’armée française entre dans Ségou (Mali actuel) et y met la main sur un butin composé d’objets divers, de bijoux en or et argent et d’un sabre attribué à El Hadj Oumar Tall (1794.97-1864), érudit musulman, chef religieux et chef de guerre, déjà croisé dans Ségou sous le nom de El-Hadj Omar. Archinard capture aussi des femmes et des enfants dont le jeune prince Abdoulaye, petit-fil d’El Hadj Oumar Tall, enfant d’une dizaine d’années qu’il ramène avec lui en France.
Les otages ce sont les objets volés et l’enfant enlevé. Taina Tervonen est partie à la recherche de leur histoire au Sénégal et en France. Au Sénégal elle rencontre des descendants d’El Hadj Oumar Tall qui lui disent l’importance réelle et symbolique des objets ayant appartenu à leur ancêtre, elle va sur les lieux où se sont déroulés une partie des faits -elle n’a pas pu aller à Ségou à cause de la situation politique. Au Sénégal et en France elle explore les archives et interroge des historiens de la question coloniale avec lesquels elle aborde le sujet de la restitution des objets volés à leur pays d’origine.
Nombre des objets du butin de Ségou ont d’abord rejoint la collection privée d’Archinard avant d’être donnés à des musées. Muséum d’histoire naturelle du Havre dont était originaire le colonel, musées de l’armée, des colonies ou de l’homme avant de passer au musée du quai Branly où ils dorment dans les réserves quand ils n’ont pas été volés ou perdus. Un des arguments des personnes opposées à la restitution des biens spoliés pendant la colonisation est qu’ils seraient plus en sûreté en France. Taina Tervonen montre que cette croyance est pour le moins à nuancer. Le sabre attribué à El Hadj Oumar Tall a été rendu au Sénégal par Edouard Philippe en 2019. Au musée du quai Branly on travaille aujourd’hui à établir la provenance des collections, tâche colossale.
Quant au sort du jeune Abdoulaye enlevé à sa famille, élevé dans les principes de la République française mais qui finit par se rendre compte qu’il est traité en fils de vaincu, je le trouve bien triste.
J’ai trouvé cet ouvrage fort intéressant et tout à fait accessible. Taina Tervonen raconte de façon vivante les étapes de son voyage au Sénégal, ses rencontres avec des personnes ressources, ses recherches dans les archives. J’apprécie le regard post-colonial qu’elle porte sur son sujet.
Dans la seconde moitié du 19° siècle, les enfants et petits-enfants des personnages principaux du premier tome sont des témoins plus ou moins directs de la chute du royaume de Ségou et de l’expansion coloniale des Européens.
En 1861, Ségou passe sous le contrôle des Toucouleurs musulmans et de leur chef El-Hadj Omar. Dans la guerre qui les a opposés à ces conquérants, les Bambaras animistes se sont alliés aux Peuls musulmans. Mohammed, le fils de Tiékoro, a perdu une jambe à la bataille de Kassakéri (1856). Après lui son fils Omar lutte aussi pour l’indépendance de la ville de ses ancêtres. Père et fils sont tous deux des musulmans convaincus, tentés par l’ascétisme et qui vivent très mal les combats entre musulmans.
Samuel, le petit-fils de Naba, a fui le domicile familial de Lagos à 15 ans après la mort de son père. Il a attaché ses pas à ceux de Hollis Lynch, un mulâtre antillais, doux rêveur qui a le projet de créer « un Etat nègre, souverain, fertilisé de la sève de ses enfants d’Amérique et des Antilles ». Lynch est un ancien ami d’Edward Blyden, ancêtre du panafricanisme.
Ce second tome est celui de tous les malheurs pour les protagonistes, comme si une malédiction pesait sur les Traoré et que la chute de la famille accompagnait celle de Ségou. L’empire toucouleur est bientôt menacé par la colonisation française. Face aux exactions des Blancs commence à émerger, chez certains personnages, la conscience d’une nécessaire alliance entre tous les musulmans, voire même entre tous les Africains. Ce sont ces aspects qui m’ont le plus intéressée.
L’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé est morte le 2 avril 2024. Elle était née en 1934 dans une famille de la bourgeoisie guadeloupéenne qui a élevé ses enfants dans l’amour de la culture française et l’ignorance de leur ascendance africaine. Elle découvre l’esclavage et la colonisation alors qu’elle est en classe préparatoire à Paris. Elle refusait les carcans identitaires et les étiquettes, en désaccord avec la créolité mais pour la liberté de création des auteurs antillais. Elle ne se considérait pas comme une romancière francophone, elle écrivait en « Maryse Condé ». En cela elle me fait penser à Mohamed Kacimi.
Les murailles de terre. A la fin du 18° siècle, Ségou (Mali actuel) est un royaume puissant le long du fleuve Joliba (Niger). C’est là que vit Dousika Traoré avec ses épouses, concubines et esclaves, ses fils. Conseiller du Mansa (le roi), Dousika est victime d’une cabale et disgracié au moment où son fils aîné se convertit à l’islam. Les Bambaras sont en effet des animistes et pratiquent traditionnellement une religion où l’on se méfie en permanence des esprits malfaisants. Ces derniers rodent principalement la nuit, moment de toutes les terreurs. On a affaire à des forgerons-féticheurs pour les empêcher de nuire, interpréter les signes de l’invisible et du visible et tenter de prévenir les événements défavorables.
Ce roman se déroule dans la période où l’islam s’impose peu à peu en Afrique de l’ouest et le lecteur suit les étapes de cette conquête, souvent très violente. L’autrice envoie les quatre fils de Dousika dans tout l’ouest de l’Afrique, du Maroc au golfe de Guinée et même au-delà, ce qui lui permet de présenter une grande fresque de l’histoire de ces régions entre 1797 et le milieu du 19° siècle.
Convertit à l’islam à l’adolescence, Tiékoro, devenu Oumar, part étudier à Tombouctou où il est maltraité car les Bambaras y ont la réputation d’être des musulmans mal dégrossis, encore imprégnés de superstitions animistes. Ce néo-musulman se sent donc obligé d’en rajouter dans ses démonstrations de foi. C’est un personnage rigide et facilement pontifiant qui agace vite son entourage -à part sa mère.
Capturé par des esclavagistes lors d’une chasse, Naba est déporté au Brésil. J’ai trouvé fort intéressant l’aperçu sur la culture que les esclaves ont développée dans ce pays. Convertie au christianisme, affranchie, Ayodélé, la femme de Naba, est revenue en Afrique où elle s’est installée au Nigéria dans une petite communauté d’anciens esclaves christianisés.
Devenu commerçant à Fès, Siga en a ramené à Ségou les techniques du travail du cuir inconnues dans sa ville natale. Il espérait y faire fortune grâce à ce nouveau savoir mais a dû déchanter.
Le cadet Malobali s’est fait soldat au service du royaume ashanti pour quitter une famille où il ne se sentait pas suffisamment considéré.
Car Ségou est aussi la critique d’une société patriarcale qui opprime les femmes, bien sûr, mais aussi les enfants et les cadets. La naissance du premier fils est une occasion de liesse. Les garçons sont gâtés, habitués à ce que les femmes fassent leurs quatre volontés. Cela donne des adultes impulsifs qui agissent avant de réfléchir et qui ne supportent pas la frustration. Les personnages masculins ne me sont pas sympathiques. Leurs rapports avec les femmes oscillent entre la prédation et l’idéalisation. Prédation quand il s’agit de femmes socialement inférieures (servantes, esclaves) ou d’étrangères ; idéalisation de l’amour pour celles qu’on peut épouser. Les déconvenues sont brutales et rapides.
J’ai apprécié la lecture de ce roman bien documenté sur un espace et une période que je connais peu. Je lirai prochainement le tome 2.
Mohamed Kacimi est né en 1956 à El-Hamel près de Bou-Saâda, en Algérie, dans une zaouïa, un lieu saint soufi, fondée au milieu du 19° siècle par un de ses ancêtres. L’auteur est donc issu d’une aristocratie religieuse éclairée. A l’école il découvre la langue française, découverte fondamentale pour lui : « Cette langue était donc humaine, vulnérable, elle était langue d’enfants et de rêves. Elle m’a permis, pour la première fois, d’utiliser la première personne du singulier, « Je », sans la faire suivre de la traditionnelle formule : « Que Dieu me préserve de l’usage d’un pareil pronom, car il est l’attribut du diable. »
A partir de ce jour allait commencer ma longue transhumance vers un autre imaginaire. Je n’ai point quitté une langue maternelle mais une langue divine. La langue français est devenue pour moi la langue natale du Je, langue de l’émergence pénible du Moi. Il ne s’agit point de bilinguisme, ni de déchirement. Le partage est clair. A ma langue d’origine je donne l’au-delà et le ciel ; à la langue française, le désir, le doute, la chair. En elle, je suis né en tant qu’individu. (…) Je n’écris pas en français. J’écris en « moi-même ». »
Les premiers chapitres du livre sont consacrés aux jeunes années de l’auteur. J’ai trouvé très intéressant ce que j’ai appris sur la vie dans la zaouïa. Je ne savais pas qu’il y avait des confréries soufies en Algérie. Il est beaucoup question de l’indépendance du pays. Enfant à El-Hamel Mohamed Kacimi ne comprend pas pourquoi il doit aller à l’école puisque maintenant les Algériens sont libres. Adolescent puis étudiant à Alger il constate la corruption et les abus de pouvoir à tous les niveaux. Il est particulièrement critique envers Boumédiène et sa politique d’arabisation forcée. En 1982, Mohamed Kacimi quitte l’Algérie pour la France. La suite de l’ouvrage est consacrée à des récits de voyage dans le monde arabo-musulman : la Mecque (1991), Sanaa, le Caire (2004), Alger (2003), Beyrouth, Jérusalem. Le recueil est paru en 2008 mais ces textes sont d’époques diverses, sans doute pour certains la reprise d’articles pour Actuel où l’auteur a travaillé. La préface ne le dit pas. Lors de ces voyages Mohamed Kacimi a constaté la montée de l’islamisme. Il s’inquiète des progrès de cet obscurantisme générateur de violences.
Mohamed Kacimi écrit bien, il a le sens de l’humour et de la formule assassine. C’est souvent très plaisant à lire. J’ai été fort intéressée par les points historiques qu’il fait sur le village de son enfance, sa famille ou les villes où il se rend. Il me semble par contre que, dans sa critique de l’islam, l’auteur manque parfois de nuance. C’est notamment le cas quand il dit que la confrontation et l’islam « dure depuis les croisades. De Jérusalem à Lépante en passant par Constantinople, l’islam sent, en Europe, l’épée, la poudre et le sang. » En ce qui concerne les croisades, ce sont quand même les Européens qui ont commencé, si je ne m’abuse…
Mon cher et tendre m’a souvent conseillé la lecture d’Au coeur des ténèbres, ouvrage qui est important pour lui. Dans Kampuchea, Patrick Deville cite aussi souvent Conrad. Cela a fini par me convaincre de m’y mettre.
Marlow, le narrateur, est marin sur un cotre de croisière sur la Tamise. Un soir il raconte à ses compagnons une aventure survenue alors qu’il était en poste dans un pays d’Afrique francophone (le Congo belge, d’après les notes). Marlow s’est fait engager comme capitaine d’un vapeur à aube par la Compagnie privée qui exploite le pays. Marlow qui porte un regard critique sur la colonisation est néanmoins fasciné par un dénommé Kurtz, personnage dont tout le monde parle comme d’une légende, homme prétendument remarquable, qui collecte plus d’ivoire que tous les autres chefs de postes et qui semble se prendre pour un dieu.
Voilà un livre fort bien écrit mais dont j’ai trouvé la lecture assez ennuyeuse et que en fait je n’ai pas compris, ceci expliquant peut-être cela. Comment Marlow peut-il s’enticher de Kurtz sans l’avoir jamais vu ? Comment peut-il ne pas changer d’opinion une fois qu’il a fait sa connaissance ? J’ai le sentiment d’être passée à côté de quelque chose vu le grand cas que certains font de cette oeuvre.