Le narrateur est un homme de 55 ans, au chômage depuis cinq ans. Auparavant il était archiviste dans un journal mais, avec la numérisation des documents, son service a été fermé. Au moment de son licenciement il a obtenu que les archives papier lui soient confiées et il les stocke dans sa cave, complétant les dossiers au fil du temps. Il sort peu et vit dans ses souvenirs, surtout ceux de Franziska, une amie d’enfance devenue chanteuse sous le nom de Fabienne. Amoureux de Franziska depuis l’adolescence, il s’imagine la fréquenter régulièrement alors qu’il ne l’a pas vue depuis des années. Un jour, sans qu’il y ait vraiment d’événement déclencheur, peut-être juste une météo favorable, une sortie l’emmène hors de ses circuits habituels. Une petite modification de sa routine qui va petit à petit en entraîner de plus grande.
S’il n’a pas toujours vécu en ermite, le narrateur semble n’avoir jamais été quelqu’un pour qui les relations sociales étaient faciles. Au début de ma lecture je me reconnais parfois dans son mode de fonctionnement ce qui me met un peu mal à l’aise. Dans son cheminement vers l’ouverture au reste du monde, le narrateur entreprend d’inventorier les objets de son passé qu’il a conservés en souvenirs. Cela donne des passages nostalgiques que je trouve plaisants. Il y a aussi des aspects poétiques dans sa manie de constituer des dossiers sur tout. Finalement c’est une lecture que j’ai trouvée plutôt plaisante même si je ne suis pas sûre qu’elle me laissera un long souvenir.
Dans les années 1950, le narrateur, Michaël Berg, un lycéen de 15 ans, fait la connaissance de Hanna Schmitz, contrôleuse de tramway de 35 ans. Ils deviennent amants. Michaël rejoint Hanna chez elle tous les jours en sortant du lycée. Il lui fait la lecture d‘un livre qu’il a choisi puis ils font l’amour. Michaël dissimule cette relation à ses parents et à ses camarades de classe. Un jour Hanna disparaît sans prévenir. Sept ans plus tard Michaël est étudiant en droit. Il suit un séminaire organisé autour d’un procès de gardiennes d’Auschwitz. C’est là qu’il retrouve Hanna : elle est l’une des principales accusées.
Ce roman est d’abord une histoire d’amour et, vu la différence d’âge entre les protagonistes, un roman d’apprentissage pour le narrateur qui prend de l’assurance par rapport à ses camarades qui n’ont pas son expérience. La deuxième partie, le récit du procès, est l’occasion d’une réflexion sur la responsabilité collective des Allemands face à la shoah. La génération de Michaël confronte celle de ses parents à son comportement sous le nazisme : avez-vous participé, avez-vous fermé les yeux, si non pourquoi n’avez-vous pas exigé des procès dès la fin de la guerre ? Michaël se demande aussi si cette attitude critique n’est pas, pour sa génération, une façon de se dédouaner de sa propre responsabilité, celle d’avoir aimé ces parents forcément coupables. Je trouve qu’il y a là des questionnements intéressants.
La troisième partie traite de la vie de Michaël adulte. On comprend que son existence est profondément marquée par ce premier amour. Le style du roman est sans fioritures, plat, correspondant bien à un narrateur qui semble avoir enfoui tous ses sentiments en lui. C’est une lecture que j’ai appréciée.
Le liseur a été adapté au cinéma par Stephen Daldry avec Kate Winslet dans le rôle d’Hanna, David Kross en Michaël jeune et Ralph Fiennes en Michaël adulte. J’avais vu ce film à sa parution en 2008 et je l’ai revu récemment à l’occasion de sa diffusion sur Arte. C’est ce visionnage qui m’a donné envie de lire le livre. Le film se concentre principalement sur l’histoire d’amour entre Michaël et Hanna. La réflexion sur la responsabilité allemande est rapidement expédiée. Je la découvre en lisant le roman. Le résultat est un film terriblement romantique avec cet amour impossible qui marque Michaël à tout jamais. Sa relation à sa fille, qui est absente du roman, vient renforcer cette impression. J’ai ressenti beaucoup de pitié pour le personnage, je ne me souvenais pas que le premier visionnage m’avait autant émue.
En 1913 Mieczysław Wojnicz, jeune étudiant polonais de l’Empire austro-hongrois, atteint de tuberculose, séjourne au sanatorium de Göbersdorf, en Basse-Silésie. Il est logé à la pension pour messieurs gérée par Wilhelm Opitz. Là un petit groupe d’hommes venus de tout l’Empire tue le temps, entre deux soins et une randonnée, en buvant de la Schwärmerei, eau de vie locale, et en discutant politique, philosophie ou art. Quelque soit le sujet, ils dérivent souvent sur les femmes qu’ils connaissent peu et dont ils pensent beaucoup de mal. Olga Tokarczuk met dans la bouche de ses personnages un florilège de propos misogynes inspirés de textes d’auteurs anciens, classiques ou plus récents.
Mieczysław est un garçon doux et sensible dont la mère est morte en le mettant au monde. Il a été élevé par un père rigide incapable de signes d’affection qui l’a éduqué dans la honte de ce qu’il était et qu’il tache de dissimuler aux autres. A Göbersdorf Mieczysław dispose de temps à lui pour réfléchir à ce qu’il est et à ce qu’il veut être, ce qui lui permet peu à peu de s’émanciper de l’autorité paternelle. Et puis il y a les Empouses, narratrices du roman, sortes de démons féminins, esprits de la nature, qui observent tout ce qui se passe dans la vallée et particulièrement Mieczysław.
J’ai apprécié cette lecture que j’ai trouvé plaisante mais il me semble que les précédents romans de l’autrice que j’ai lus m’avaient fait plus forte impression. Il y a de belles descriptions de la nature, comme Olga Tokarczuk sait le faire, et une intéressante réflexion sur la réalité du monde et ce que nos sens nous permettent d’en percevoir.
Ferdinand Goldberger, chef local du parti nazi de son village natal de l’Innviertel, en Autriche, a dénoncé trop de monde, semble-t-il. Parce qu’il recevait des menaces, il a du partir. Il a réussi à échanger sa grande exploitation forestière contre une ferme abandonnée à Rosental en Haute-Autriche. Il est accompagné de sa fille Martha, devenue mutique.
Entre la seconde guerre mondiale et la fin du 20° siècle, Lilas rouge raconte l’histoire d’une famille d’agriculteurs autrichiens sur quatre générations. La deuxième est représentée par Ferdinand, le fils. Revenu de la guerre il s’est mis à mépriser son père qu’il juge responsable de la perte de leur domaine forestier. Pourquoi son père a-t-il du quitter l’Innviertel ? Ferdinand ne le sait pas et ne veut pas le savoir. A son image les autres membres de la famille Goldberger évitent de se poser des questions sur le passé du vieux dont ils croient pourtant qu’il a attiré sur eux une malédiction. Ainsi Paul, fils aîné de Ferdinand, souffre de maladie mentale qu’il tente de soigner en s’alcoolisant. Bravo à l’auteur pour la description des hauts et des bas que traverse l’humeur de Paul.
La malédiction de la famille Goldberger c’est l’histoire de l’Autriche, de son déni de sa participation active aux crimes du nazisme. On peut aussi y voir une critique du patriarcat. Ferdinand a décidé seul que de ses deux fils Paul ferait des études et Thomas reprendrait la ferme. Paul est envoyé dans un internat religieux où il est très malheureux. Nul doute que les séances d’humiliation dont il est victime n’améliorent pas sa santé mentale. Plus tard Thomas, qui n’a pas eu d’enfant, choisit de même parmi ses neveux qui pourra lui succéder. Les désirs des enfants sont de peu de poids, tant mieux s’ils vont dans le sens de ce qu’on a décidé pour eux.
La gestion de l’exploitation agricole et le travail des champs sont un sujet majeur de ce roman. Après la guerre le travail est encore manuel. On pourrait aussi bien être une guerre plus tôt. Au fur et à mesure que le temps passe -mais il y a très peu de repères temporels, ce qui donne une impression d’immobilisme- on voit apparaître des machines agricoles, des objets de la société de consommation, de nouvelles cultures. Cependant toutes ces choses semblent rester à la périphérie tandis qu’au centre la vie de la famille s’écoule lentement, rythmée par les saisons, comme coupée du monde. Et en effet la ferme Goldberger se situe à l’écart du village et eux-mêmes fréquentent peu à l’extérieur.
C’est un long roman de 700 pages, ce qui laisse le temps de faire connaissance avec les personnages. J’ai grandement apprécié cette lecture. J’ai apprécié la belle écriture, l’analyse psychologique fine, la description de la nature et du quotidien de ces paysans attachés à leur terre. Reinhard Kaiser-Mühlecker est lui-même originaire de Haute-Autriche où il a repris l’exploitation agricole familiale en parallèle de son travail d’écrivain.
En janvier 1945 une famille du nord de la Norvège franchit à pied la frontière avec la Suède. Le père a en effet participé à la résistance anti-nazie et sa sécurité est menacée. Il entraîne avec lui sa femme et son petit garçon de 5 ans dans un froid glacial.
Dans sa préface Herbjørg Wassmo explique qu’elle a rencontré, 40 ans après les faits, les protagonistes de ce périple qui lui ont raconté leur histoire dont elle a fait la matière de ce roman. L’autrice s’est attachée à retranscrire les souffrances et les sentiments de ces héros discrets, des gens qui n’ont pas l’habitude de se mettre en avant ou de se plaindre.
La fuite et la longue période de convalescence qui la suit – les trois souffrent de sévères gelures-sont majoritairement vues par les yeux du petit garçon, parfois par ceux de la mère. L’autrice écrit en phrases courtes. C’est assez différent de ce que j’ai lu d’elle jusqu’à présent et pas mon préféré.
Budaï, un linguiste tchèque, s’est endormi dans l’avion qui aurait dû le mener à un congrès professionnel à Helsinki. A son réveil il découvre qu’il est arrivé dans une ville inconnue où on parle une langue qu’il ne comprend pas, lui qui en maîtrise couramment plusieurs et a des rudiments de nombreuses autres. Dès le lendemain Budaï cherche un moyen de quitter ce lieu. Il essaie de se faire indiquer une gare ou un aéroport mais personne ne semble comprendre aucune des langues qu’il parle ni les dessins ou les signes qu’il fait. En arpentant la ville au départ de son hôtel il la découvre tentaculaire et peuplée d’une multitude d’habitants. Partout la foule est dense. Il faut jouer des coudes pour avancer et faire de longues queues pour être servi : pour récupérer la clé de sa chambre à la réception, prendre l’ascenseur ou le métro, manger au restaurant… En parallèle Budaï tente de décrypter la langue locale. Il a des compétences pour cela mais il lui semble parfois que la même chose se désigne différemment au fil des jours.
Alors qu’il cherche un sens à ce qui lui arrive Budaï me fait penser à un hamster tournant en rond dans sa roue. L’ambiance kafkaïenne a un côté oppressant pour le lecteur, ce n’est pas un roman toujours très plaisant à lire. Il me semble que l’enfermement du personnage est une image de ce que peut être la vie dans un régime totalitaire (le livre est paru en 1970). Je vois très bien Budaï arrivant au goulag et cherchant à comprendre pourquoi il est là. Il pense d’abord qu’il est responsable de ce qui lui arrive : « C’est en lui-même que doit résider la faute, dans son caractère auquel toute agressivité, toute bousculade sont étrangères », puis il imagine qu’on lui en veut : « N’est-il pas délibérément retenu sur place et empêché de retourner chez lui ? Par qui, pourquoi, dans quel but ? Pourquoi précisément lui ? Pour qui était-il une gêne ? A qui avait-il fait du tort ? ». Il s’inquiète aussi pour sa famille et ses proches : que peuvent-ils penser qu’il lui est arrivé ? Touts ces questions ne trouvent pas de réponse, bien sûr, de même que les internés au goulag affrontent l’arbitraire de leur détention.
Si Budaï me fait pitié il ne m’est cependant pas très sympathique. Contrairement à l’image qu’il a de lui-même l’agressivité ne lui est pas étrangère et, dans un accès de colère, il bat une liftière de son hôtel qui est la seule personne avec qui il ait réussi à établir un semblant de communication. Je suis choquée par ailleurs par des stéréotypes racistes, misogynes et validistes.
L’écrivain et critique musical Benoît Duteurtre est mort le 16 juillet 2024. Il était né en 1960. Ses romans mêlent souvent satire de l’époque, nostalgie et ironie.
Le retour du général. Un soir à 20 heures, voici que les télés de France se brouillent et qu’apparaît le Général (de Gaulle). Il est revenu pour lancer un nouvel appel à la résistance : assez des normes européennes qui, sous couvert de principe de sécurité, américanisent notre mode de vie, assez de la mondialisation qui crée du chômage, assez de la perte d’influence de la France dans le monde. Cette apparition fédère rapidement des mécontents de tous bords qui rêvent que de Gaulle revienne au pouvoir. Et si c’était vrai ?
Le roman alterne deux narrations. Une partie est en focalisation interne avec un narrateur qui ressemble fort à l’auteur : c’est un écrivain spécialiste de musique né en 1960. Il est horrifié de découvrir qu’une directive européenne impose désormais aux restaurateurs français de servir de la mayonnaise industrielle (une rapide enquête lui permet de préciser que la vérité est beaucoup plus nuancée mais l’Europe a le dos large, autant taper dessus plutôt qu’accuser un restaurateur de servir de la merde pour augmenter sa marge). Les autres chapitres sont en focalisation externe. Nous y suivons les tribulations du Général et faisons la connaissance de Mustapha Zeggaï, infirmier à Marseille et neo-gaulliste de la première heure en mémoire de son grand-père, résistant dès 1940.
Voici un roman qui me laisse très dubitative. J’ai apprécié la belle écriture, l’humour, l’auto-dérision dont fait preuve le narrateur-auteur. Benoît Duteurtre est un fin observateur de la vie politique française au point que certaines situations qu’il invente paraissent prémonitoires lues quinze ans plus tard (le roman est paru en 2010). J’ai particulièrement apprécié la dissolution de l’Assemblée Nationale pour « que le peuple français s’exprime sans tabous, dans le respect de la démocratie » -sauf qu’ici le président de la république accepte le verdict des urnes. Je suis cependant beaucoup plus réservée quant à la nostalgie gaulliste qui suinte de ce livre.
C’est à un de Gaulle fantasmé que nous avons affaire ici, celui auquel les amateurs d’autorité de droite comme de gauche font appel régulièrement comme panacée aux maux contemporains. En ce qui me concerne il me semble que pour affronter les défis du 21° siècle -je pense notamment au changement climatique- nous avons besoin d’idées nouvelles plutôt que de réchauffer les vieilles recettes d’autrefois. Je ne regrette pas la grandeur passée de mon pays qui a fait bien du mal à l’extérieur de la France métropolitaine -n’oublions pas que de Gaulle c’est aussi les essais nucléaires dans le Sahara et en Polynésie ou la Françafrique. Si l’auteur a des mots justes et touchants pour décrire où se niche pour lui le sentiment d’être Français, pourquoi ce sentiment devrait-il être uniforme comme la mayonnaise industrielle ? Ce n’est pas parce que ses références sont dépassées pour d’autres qu’ils ne sentent pas pour autant Français. La langue française évolue, je ne crois pas qu’elle s’abâtardit et qu’en 2030 on parlera un sabir franco-américain. Je ne vois pas ce qu’il y a de risible à souhaiter la parité pour nommer les rues de nos villes. Bref, je trouve que ce roman est traversé par une vision réactionnaire qui me déplaît.
L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré est mort le 1er Juillet 2024. Il était né en 1936 à Gjirokastër qui était aussi la ville natale du dictateur Enver Hodja (1908-1985). Il écrit ses premiers vers à 12 ans puis étudie les lettres à Tirana et Moscou. Il a écrit une cinquantaine de titres (romans, nouvelles, poèmes, essais, théâtre) traduits en plus de 45 langues. Au long de sa carrière on lui a reproché d’être trop complaisant envers la dictature communiste. Lui disait qu’il voulait seulement écrire « dans des conditions horriblement difficiles » une littérature « normale ». Dans le numéro de septembre 2024 de La Chronique d’Amnesty International, Pierre Haski raconte que Kadaré a très peu publié dans les années 1980 en raison de la censeure qui l’aurait contraint à trop de coupes. Il avait fait passer ses manuscrits à son éditeur parisien, Fayard, dont le patron, Claude Durand, était venu en vacances en famille en Albanie et avait ramené les textes cachés dans le double fond de sa valise. C’était au cas où il arriverait quelque chose à l’écrivain.
Chronique de la ville de pierre. La ville de pierre c’est Gjirokastër, ville natale d’Ismaïl Kadaré, jamais nommée ici. Une ville où même les toits sont « couverts de plaques de pierre, grise, semblables à de gigantesque écailles ». Le narrateur est un jeune garçon qui passe encore beaucoup de temps en compagnie des femmes. Avec la ville de pierre elles sont les personnages principaux de ce roman en partie autobiographique. Mère, grand-mère, tantes, voisines, elles se réunissent chez les unes et les autres pour échanger nouvelles et ragots qui montrent généralement que rien ne va plus. La mère Pino ponctue chaque information de « C’est la fin de tout ». Il y a beaucoup d’humour dans les répétitions ressassées de cette vieille commère : « C’est fou, dit la mère Pino. On ne sait plus de qui se méfier d’abord ».
Le récit se déroule pendant la seconde guerre mondiale, quand la ville est occupée alternativement par les Italiens et les Grecs avant de passer aux mains des Allemands. Les forces d’occupation imposent le black out et placardent des avis d’interdiction. La cave de la grande maison familiale sert d’abri contre les bombardements à tout le quartier. A la fin de la guerre ce sont les jeunes maquisards communistes qui prennent le pouvoir, remettant en cause le pouvoir traditionnel des anciens : « Il paraît qu’on fait maintenant une nouvelle sorte de guerre dit [Djedjo]. Je ne sais pas comment ils appellent ça, la lutte aux classes ou la lutte des classes. Ca, pour une guerre, oui, que c’en est une, ma bonne Selfidjé. Pas comme les autres. Les frères s’entre-tuent et le fils abat son père. Et dans sa maison même, à table. Il le fixe un moment dans les yeux, puis lui dit qu’il ne le reconnaît plus comme son père, et lui loge une balle dans la tête. – C’est la fin de tout ! dit la mère Pino (…) – Voilà, ma chère Selfidjé, dit Djedjo. Nous croyions en avoir fini avec tous ces troubles, mais à ce qu’il semble, le plus pénible reste encore à endurer. Tu te souviens d’Enver, le fils des Hodja ? – Celui qui est allé étudier dans le pays des Francs ? Bien sûr que je m’en souviens. – Moi aussi, dit la mère Pino. – Eh bien, on dit que c’est lui qui dirige maintenant le combat. Et c’est lui aussi qui a, paraît-il, inventé cette nouvelle guerre dont je te parlais tout à l’heure. – J’ai de la peine à y croire, dit grand-mère. C’était un garçon si bien élevé ».
Le narrateur vit dans un environnement traversé de merveilleux : les femmes craignent les jeteurs de sorts, prédisent l’avenir à l’occasion ; la ville, la maison, des objets du quotidien sont doués d’une volonté propre. Avec son ami Illyr ils arpentent le quartier tachant de comprendre les événements à l’aune de ce qu’ils voient et entendent. Le jeune garçon est un amoureux des mots attaché à percer leur sens profond. Grâce au frère aîné d’Illyr, un étudiant, il a accès à des livres.
Gjirokastër
J’ai beaucoup apprécié cette lecture que j’ai trouvée souvent drôle même si les événements décrits ne le sont pas toujours. J’ai apprécié ce petit aperçu sur l’histoire albanaise que je connais fort peu. Le texte est par enfin fort bien écrit avec des accents poétiques : « Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d’eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avants-bras étaient couverts d’écailles. J’avais eu alors l’impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi ».
Bien que certains quartiers de Gjirokastër aient encore un aspect très rural cette lecture me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.
L’écrivaine irlandaise Edna O’Brien est morte le 27 juillet 2024. Elle était née en 1930 dans une famille à la mère d’une religiosité « médiévale » et au père alcoolique et violent, milieu qu’elle a quitté sans regret. Ses livres traitent souvent de la condition des femmes dans une société conservatrice.
Tu ne tueras point. Irlande. Mary, une adolescente de 13 ans, est régulièrement violée par son père. Quand elle se retrouve enceint elle convainc une voisine de l’emmener en Grande-Bretagne pour se faire avorter. Mais la fuite est déjouée et Mary est livrée à une opinion publique anti-avortement.
Cette histoire sordide est l’occasion pour Edna O’Brien de tracer le portrait attachant d’une jeune fille volontaire. Incapable d’empêcher les agressions dont elle est victime, silencieuse et discrète, Mary est taraudée par la honte de ce qui lui arrive cependant elle ne renonce jamais à lutter pour son émancipation, multipliant les tentatives d’évasion. Ce roman est aussi une charge contre une société rurale rétrograde où le patriarcat et le catholicisme intégriste imposent leur loi. La clique des bigotes anti-avortement, prêtes à tout pour que Mary garde son bébé, est particulièrement effrayante. Le roman est paru en 1996 et l’action, non datée, se déroule bien dans les années 1990 comme le montrent une ou deux informations d’actualité cependant j’ai tout du long l’impression que cela se passe dans les années 1950.
J’ai apprécié l’écriture qui a des aspects poétiques malgré le sujet douloureux. Il y a de belles descriptions de paysages où les couleurs sont mises en avant, particulièrement le rouge qui réapparaît tout au long du récit. Les viols sont décrits de façon fragmentée, mettant l’accent sur la dissociation que subit Mary lors des agressions. Un livre pas toujours facile à lire mais rudement bien mené et efficace.
Tout commence par la découverte fortuite, près d’une île indonésienne, d’une espèce de salamandres marines capables de marcher sur les pattes arrières et de se servir d’outils. Utilisées comme main d’oeuvre gratuite, instruites par les hommes (les femmes sont quasiment absentes du roman), les salamandres progressent rapidement : elles parlent, elles lisent ! « Cette même salamandre sait lire, mais seulement les journaux du soir. Elle s’intéresse aux mêmes sujets que l’Anglais moyen et réagit d’une manière analogue, c’est-à-dire selon les idées reçues. Sa vie intellectuelle, dans la mesure où elle en a une, se compose de conceptions et d’opinions courantes à l’heure actuelle ». Et surtout elles se multiplient et prolifèrent bientôt. Devenue vingt fois plus nombreuse que l’espèce humaine, l’espèce des salamandres va-t-elle dominer la planète ?
L’excellent roman que voici ! Sous une forme hilarante, l’histoire de l’asservissement des salamandres est pour Karel Čapek l’occasion de pourfendre l’exploitation capitaliste à outrance et la destruction de l’environnement qu’elle entraîne, la traite des esclaves, la colonisation, le racisme, le nationalisme… Et tout ceci en faisant rire ! Il est aussi question de bien-être animal et du déni des dirigeants européens face à la guerre qui vient, le roman étant paru en 1935. Bref, on pourrait dire que, sur un ton très ironique, le sujet est la bêtise humaine auto-satisfaite, l’incapacité à envisager une nouvelle stratégie commune même quand les preuves s’accumulent des conséquences négatives de celle en cours.
J’allais écrire que, 90 ans après sa rédaction, ce récit n’a pas pris une ride. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il me semble qu’aujourd’hui Karel Čapek pourrait y mettre quelques personnages féminins plus consistants comme le laisse penser cet échange de Mme Povondra avec son mari au sujet de « l’assassin qui a tué cette femme » : « Je crois qu’ils ne vont pas l’attraper (…) Quand quelqu’un tue une femme, c’est bien rare qu’il soit pris ». Pour le reste, si on remplace la montée du nazisme et la course aux armements par la crise écologique contemporaine, on est dans une actualité brûlante, c’est le cas de la dire vu les 40°C qu’il a fait récemment chez moi. Avec les regrets du lampiste vis-à-vis des jeunes générations : « Je voudrais seulement, soupira le vieux monsieur, je voudrais seulement que ces enfants me pardonnent » -alors même que ceux qui auraient les moyens de changer les choses continuent de foncer dans le mur.
J’ai beaucoup ri en lisant ce livre, je ris moins en réfléchissant à sa portée pour écrire ce compte-rendu. La preuve du talent, je crois. C’est une très belle découverte pour moi et je pense que je vais continuer à explorer l’oeuvre de Karel Čapek.