En janvier 1945 une famille du nord de la Norvège franchit à pied la frontière avec la Suède. Le père a en effet participé à la résistance anti-nazie et sa sécurité est menacée. Il entraîne avec lui sa femme et son petit garçon de 5 ans dans un froid glacial.
Dans sa préface Herbjørg Wassmo explique qu’elle a rencontré, 40 ans après les faits, les protagonistes de ce périple qui lui ont raconté leur histoire dont elle a fait la matière de ce roman. L’autrice s’est attachée à retranscrire les souffrances et les sentiments de ces héros discrets, des gens qui n’ont pas l’habitude de se mettre en avant ou de se plaindre.
La fuite et la longue période de convalescence qui la suit – les trois souffrent de sévères gelures-sont majoritairement vues par les yeux du petit garçon, parfois par ceux de la mère. L’autrice écrit en phrases courtes. C’est assez différent de ce que j’ai lu d’elle jusqu’à présent et pas mon préféré.
Budaï, un linguiste tchèque, s’est endormi dans l’avion qui aurait dû le mener à un congrès professionnel à Helsinki. A son réveil il découvre qu’il est arrivé dans une ville inconnue où on parle une langue qu’il ne comprend pas, lui qui en maîtrise couramment plusieurs et a des rudiments de nombreuses autres. Dès le lendemain Budaï cherche un moyen de quitter ce lieu. Il essaie de se faire indiquer une gare ou un aéroport mais personne ne semble comprendre aucune des langues qu’il parle ni les dessins ou les signes qu’il fait. En arpentant la ville au départ de son hôtel il la découvre tentaculaire et peuplée d’une multitude d’habitants. Partout la foule est dense. Il faut jouer des coudes pour avancer et faire de longues queues pour être servi : pour récupérer la clé de sa chambre à la réception, prendre l’ascenseur ou le métro, manger au restaurant… En parallèle Budaï tente de décrypter la langue locale. Il a des compétences pour cela mais il lui semble parfois que la même chose se désigne différemment au fil des jours.
Alors qu’il cherche un sens à ce qui lui arrive Budaï me fait penser à un hamster tournant en rond dans sa roue. L’ambiance kafkaïenne a un côté oppressant pour le lecteur, ce n’est pas un roman toujours très plaisant à lire. Il me semble que l’enfermement du personnage est une image de ce que peut être la vie dans un régime totalitaire (le livre est paru en 1970). Je vois très bien Budaï arrivant au goulag et cherchant à comprendre pourquoi il est là. Il pense d’abord qu’il est responsable de ce qui lui arrive : « C’est en lui-même que doit résider la faute, dans son caractère auquel toute agressivité, toute bousculade sont étrangères », puis il imagine qu’on lui en veut : « N’est-il pas délibérément retenu sur place et empêché de retourner chez lui ? Par qui, pourquoi, dans quel but ? Pourquoi précisément lui ? Pour qui était-il une gêne ? A qui avait-il fait du tort ? ». Il s’inquiète aussi pour sa famille et ses proches : que peuvent-ils penser qu’il lui est arrivé ? Touts ces questions ne trouvent pas de réponse, bien sûr, de même que les internés au goulag affrontent l’arbitraire de leur détention.
Si Budaï me fait pitié il ne m’est cependant pas très sympathique. Contrairement à l’image qu’il a de lui-même l’agressivité ne lui est pas étrangère et, dans un accès de colère, il bat une liftière de son hôtel qui est la seule personne avec qui il ait réussi à établir un semblant de communication. Je suis choquée par ailleurs par des stéréotypes racistes, misogynes et validistes.
L’écrivain et critique musical Benoît Duteurtre est mort le 16 juillet 2024. Il était né en 1960. Ses romans mêlent souvent satire de l’époque, nostalgie et ironie.
Le retour du général. Un soir à 20 heures, voici que les télés de France se brouillent et qu’apparaît le Général (de Gaulle). Il est revenu pour lancer un nouvel appel à la résistance : assez des normes européennes qui, sous couvert de principe de sécurité, américanisent notre mode de vie, assez de la mondialisation qui crée du chômage, assez de la perte d’influence de la France dans le monde. Cette apparition fédère rapidement des mécontents de tous bords qui rêvent que de Gaulle revienne au pouvoir. Et si c’était vrai ?
Le roman alterne deux narrations. Une partie est en focalisation interne avec un narrateur qui ressemble fort à l’auteur : c’est un écrivain spécialiste de musique né en 1960. Il est horrifié de découvrir qu’une directive européenne impose désormais aux restaurateurs français de servir de la mayonnaise industrielle (une rapide enquête lui permet de préciser que la vérité est beaucoup plus nuancée mais l’Europe a le dos large, autant taper dessus plutôt qu’accuser un restaurateur de servir de la merde pour augmenter sa marge). Les autres chapitres sont en focalisation externe. Nous y suivons les tribulations du Général et faisons la connaissance de Mustapha Zeggaï, infirmier à Marseille et neo-gaulliste de la première heure en mémoire de son grand-père, résistant dès 1940.
Voici un roman qui me laisse très dubitative. J’ai apprécié la belle écriture, l’humour, l’auto-dérision dont fait preuve le narrateur-auteur. Benoît Duteurtre est un fin observateur de la vie politique française au point que certaines situations qu’il invente paraissent prémonitoires lues quinze ans plus tard (le roman est paru en 2010). J’ai particulièrement apprécié la dissolution de l’Assemblée Nationale pour « que le peuple français s’exprime sans tabous, dans le respect de la démocratie » -sauf qu’ici le président de la république accepte le verdict des urnes. Je suis cependant beaucoup plus réservée quant à la nostalgie gaulliste qui suinte de ce livre.
C’est à un de Gaulle fantasmé que nous avons affaire ici, celui auquel les amateurs d’autorité de droite comme de gauche font appel régulièrement comme panacée aux maux contemporains. En ce qui me concerne il me semble que pour affronter les défis du 21° siècle -je pense notamment au changement climatique- nous avons besoin d’idées nouvelles plutôt que de réchauffer les vieilles recettes d’autrefois. Je ne regrette pas la grandeur passée de mon pays qui a fait bien du mal à l’extérieur de la France métropolitaine -n’oublions pas que de Gaulle c’est aussi les essais nucléaires dans le Sahara et en Polynésie ou la Françafrique. Si l’auteur a des mots justes et touchants pour décrire où se niche pour lui le sentiment d’être Français, pourquoi ce sentiment devrait-il être uniforme comme la mayonnaise industrielle ? Ce n’est pas parce que ses références sont dépassées pour d’autres qu’ils ne sentent pas pour autant Français. La langue française évolue, je ne crois pas qu’elle s’abâtardit et qu’en 2030 on parlera un sabir franco-américain. Je ne vois pas ce qu’il y a de risible à souhaiter la parité pour nommer les rues de nos villes. Bref, je trouve que ce roman est traversé par une vision réactionnaire qui me déplaît.
L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré est mort le 1er Juillet 2024. Il était né en 1936 à Gjirokastër qui était aussi la ville natale du dictateur Enver Hodja (1908-1985). Il écrit ses premiers vers à 12 ans puis étudie les lettres à Tirana et Moscou. Il a écrit une cinquantaine de titres (romans, nouvelles, poèmes, essais, théâtre) traduits en plus de 45 langues. Au long de sa carrière on lui a reproché d’être trop complaisant envers la dictature communiste. Lui disait qu’il voulait seulement écrire « dans des conditions horriblement difficiles » une littérature « normale ». Dans le numéro de septembre 2024 de La Chronique d’Amnesty International, Pierre Haski raconte que Kadaré a très peu publié dans les années 1980 en raison de la censeure qui l’aurait contraint à trop de coupes. Il avait fait passer ses manuscrits à son éditeur parisien, Fayard, dont le patron, Claude Durand, était venu en vacances en famille en Albanie et avait ramené les textes cachés dans le double fond de sa valise. C’était au cas où il arriverait quelque chose à l’écrivain.
Chronique de la ville de pierre. La ville de pierre c’est Gjirokastër, ville natale d’Ismaïl Kadaré, jamais nommée ici. Une ville où même les toits sont « couverts de plaques de pierre, grise, semblables à de gigantesque écailles ». Le narrateur est un jeune garçon qui passe encore beaucoup de temps en compagnie des femmes. Avec la ville de pierre elles sont les personnages principaux de ce roman en partie autobiographique. Mère, grand-mère, tantes, voisines, elles se réunissent chez les unes et les autres pour échanger nouvelles et ragots qui montrent généralement que rien ne va plus. La mère Pino ponctue chaque information de « C’est la fin de tout ». Il y a beaucoup d’humour dans les répétitions ressassées de cette vieille commère : « C’est fou, dit la mère Pino. On ne sait plus de qui se méfier d’abord ».
Le récit se déroule pendant la seconde guerre mondiale, quand la ville est occupée alternativement par les Italiens et les Grecs avant de passer aux mains des Allemands. Les forces d’occupation imposent le black out et placardent des avis d’interdiction. La cave de la grande maison familiale sert d’abri contre les bombardements à tout le quartier. A la fin de la guerre ce sont les jeunes maquisards communistes qui prennent le pouvoir, remettant en cause le pouvoir traditionnel des anciens : « Il paraît qu’on fait maintenant une nouvelle sorte de guerre dit [Djedjo]. Je ne sais pas comment ils appellent ça, la lutte aux classes ou la lutte des classes. Ca, pour une guerre, oui, que c’en est une, ma bonne Selfidjé. Pas comme les autres. Les frères s’entre-tuent et le fils abat son père. Et dans sa maison même, à table. Il le fixe un moment dans les yeux, puis lui dit qu’il ne le reconnaît plus comme son père, et lui loge une balle dans la tête. – C’est la fin de tout ! dit la mère Pino (…) – Voilà, ma chère Selfidjé, dit Djedjo. Nous croyions en avoir fini avec tous ces troubles, mais à ce qu’il semble, le plus pénible reste encore à endurer. Tu te souviens d’Enver, le fils des Hodja ? – Celui qui est allé étudier dans le pays des Francs ? Bien sûr que je m’en souviens. – Moi aussi, dit la mère Pino. – Eh bien, on dit que c’est lui qui dirige maintenant le combat. Et c’est lui aussi qui a, paraît-il, inventé cette nouvelle guerre dont je te parlais tout à l’heure. – J’ai de la peine à y croire, dit grand-mère. C’était un garçon si bien élevé ».
Le narrateur vit dans un environnement traversé de merveilleux : les femmes craignent les jeteurs de sorts, prédisent l’avenir à l’occasion ; la ville, la maison, des objets du quotidien sont doués d’une volonté propre. Avec son ami Illyr ils arpentent le quartier tachant de comprendre les événements à l’aune de ce qu’ils voient et entendent. Le jeune garçon est un amoureux des mots attaché à percer leur sens profond. Grâce au frère aîné d’Illyr, un étudiant, il a accès à des livres.
Gjirokastër
J’ai beaucoup apprécié cette lecture que j’ai trouvée souvent drôle même si les événements décrits ne le sont pas toujours. J’ai apprécié ce petit aperçu sur l’histoire albanaise que je connais fort peu. Le texte est par enfin fort bien écrit avec des accents poétiques : « Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d’eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avants-bras étaient couverts d’écailles. J’avais eu alors l’impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère, il était mardi ».
Bien que certains quartiers de Gjirokastër aient encore un aspect très rural cette lecture me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.
L’écrivaine irlandaise Edna O’Brien est morte le 27 juillet 2024. Elle était née en 1930 dans une famille à la mère d’une religiosité « médiévale » et au père alcoolique et violent, milieu qu’elle a quitté sans regret. Ses livres traitent souvent de la condition des femmes dans une société conservatrice.
Tu ne tueras point. Irlande. Mary, une adolescente de 13 ans, est régulièrement violée par son père. Quand elle se retrouve enceint elle convainc une voisine de l’emmener en Grande-Bretagne pour se faire avorter. Mais la fuite est déjouée et Mary est livrée à une opinion publique anti-avortement.
Cette histoire sordide est l’occasion pour Edna O’Brien de tracer le portrait attachant d’une jeune fille volontaire. Incapable d’empêcher les agressions dont elle est victime, silencieuse et discrète, Mary est taraudée par la honte de ce qui lui arrive cependant elle ne renonce jamais à lutter pour son émancipation, multipliant les tentatives d’évasion. Ce roman est aussi une charge contre une société rurale rétrograde où le patriarcat et le catholicisme intégriste imposent leur loi. La clique des bigotes anti-avortement, prêtes à tout pour que Mary garde son bébé, est particulièrement effrayante. Le roman est paru en 1996 et l’action, non datée, se déroule bien dans les années 1990 comme le montrent une ou deux informations d’actualité cependant j’ai tout du long l’impression que cela se passe dans les années 1950.
J’ai apprécié l’écriture qui a des aspects poétiques malgré le sujet douloureux. Il y a de belles descriptions de paysages où les couleurs sont mises en avant, particulièrement le rouge qui réapparaît tout au long du récit. Les viols sont décrits de façon fragmentée, mettant l’accent sur la dissociation que subit Mary lors des agressions. Un livre pas toujours facile à lire mais rudement bien mené et efficace.
Tout commence par la découverte fortuite, près d’une île indonésienne, d’une espèce de salamandres marines capables de marcher sur les pattes arrières et de se servir d’outils. Utilisées comme main d’oeuvre gratuite, instruites par les hommes (les femmes sont quasiment absentes du roman), les salamandres progressent rapidement : elles parlent, elles lisent ! « Cette même salamandre sait lire, mais seulement les journaux du soir. Elle s’intéresse aux mêmes sujets que l’Anglais moyen et réagit d’une manière analogue, c’est-à-dire selon les idées reçues. Sa vie intellectuelle, dans la mesure où elle en a une, se compose de conceptions et d’opinions courantes à l’heure actuelle ». Et surtout elles se multiplient et prolifèrent bientôt. Devenue vingt fois plus nombreuse que l’espèce humaine, l’espèce des salamandres va-t-elle dominer la planète ?
L’excellent roman que voici ! Sous une forme hilarante, l’histoire de l’asservissement des salamandres est pour Karel Čapek l’occasion de pourfendre l’exploitation capitaliste à outrance et la destruction de l’environnement qu’elle entraîne, la traite des esclaves, la colonisation, le racisme, le nationalisme… Et tout ceci en faisant rire ! Il est aussi question de bien-être animal et du déni des dirigeants européens face à la guerre qui vient, le roman étant paru en 1935. Bref, on pourrait dire que, sur un ton très ironique, le sujet est la bêtise humaine auto-satisfaite, l’incapacité à envisager une nouvelle stratégie commune même quand les preuves s’accumulent des conséquences négatives de celle en cours.
J’allais écrire que, 90 ans après sa rédaction, ce récit n’a pas pris une ride. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il me semble qu’aujourd’hui Karel Čapek pourrait y mettre quelques personnages féminins plus consistants comme le laisse penser cet échange de Mme Povondra avec son mari au sujet de « l’assassin qui a tué cette femme » : « Je crois qu’ils ne vont pas l’attraper (…) Quand quelqu’un tue une femme, c’est bien rare qu’il soit pris ». Pour le reste, si on remplace la montée du nazisme et la course aux armements par la crise écologique contemporaine, on est dans une actualité brûlante, c’est le cas de la dire vu les 40°C qu’il a fait récemment chez moi. Avec les regrets du lampiste vis-à-vis des jeunes générations : « Je voudrais seulement, soupira le vieux monsieur, je voudrais seulement que ces enfants me pardonnent » -alors même que ceux qui auraient les moyens de changer les choses continuent de foncer dans le mur.
J’ai beaucoup ri en lisant ce livre, je ris moins en réfléchissant à sa portée pour écrire ce compte-rendu. La preuve du talent, je crois. C’est une très belle découverte pour moi et je pense que je vais continuer à explorer l’oeuvre de Karel Čapek.
« Ils ont raison, bien sûr, ceux qui disent que je n’étais pas une femme faisant semblant d’être un homme : j’étais quelque chose de bien plus choquant -j’étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d’être autre chose, une femme qui n’était qu’une personne, l’égale de n’importe qui d’autre- en étant simplement moi-même »
Née à la fin du 18° siècle, Margaret Perry a 15 ans quand elle accepte de se travestir en garçon pour pouvoir faire des études de médecine, interdites aux filles à l’époque. Elle prend alors l’identité de Jonathan Perry qu’elle ne quittera plus jusqu’à sa mort. Les études de Jonathan à Edimbourg sont l’occasion pour lui de se mettre dan sla peau de son personnage et pour l’autrice de nous présenter le fonctionnement de la faculté au début du 19° siècle avec ses cours privés payants. Je me trompe ou c’est une pratique qui a toujours lieu ? Devenu médecin militaire, Jonathan est affecté au Cap en 1816. Il y fait la connaissance du gouverneur Lord Somerton et de sa famille qu’il fréquente bientôt assidûment.
Ce roman est inspiré d’une histoire vraie : celle du Dr James Barry, né Margaret Ann Bulkley à la fin du 18° siècle et mort en 1865. Sa biographie est mal connue et son identité de genre a donné lieu à diverses spéculations : femme travestie, homme trans, personne intersexuée ? L’autrice a choisi de mettre l’accent sur la question du genre. Son personnage expérimente la liberté de pouvoir être profondément soi-même, en dehors des attentes de la société à l’égard des femmes : « De toutes les découvertes excitantes faites durant ces années à l’université, la plus belle fut celle de la plus grande des libertés pour les hommes : ne pas être obligé de plaire. Avoir le droit de céder à la mauvaise humeur et à la détestation, d’éprouver ce que je voulais. Sans m’en excuser. » « L’un des grands plaisirs qu’il y avait à vivre une existence d’homme était de ne pas avoir à écouter les hommes en silence. Ils sont peu nombreux à apprécier le son d’une autre opinion que la leur ; je n’hésitai pas à avancer la mienne. » J’ai trouvé cette réflexion excellemment et finement menée. C’est l’intérêt principal du roman pour moi.
En même temps, tout le volet historique est aussi très intéressant. E. J. Levy nous présente la vie et les relations sociales au Cap, colonie britannique, ainsi que l’état de la médecine à l’époque et les efforts de Jonathan/James pour améliorer les hôpitaux du Cap et réguler l’offre médicale au profit des malades. Elle dote son personnage d’opinions avancées en ce qui concerne la colonisation. On peut sans doute regretter que l’autrice ait consacré beaucoup de place à la romance entre Perry et le gouverneur Somerton et ait borné son récit à la mort de ce dernier alors que dans la vraie vie Barry a survécu plus de trente ans à Somerset et a exercé dans de nombreuses autres colonies britanniques. Il me semble que cette focalisation se justifie par l’accent sur l’identité de genre.
Enfin j’ai apprécié la belle écriture, le style calqué sur celui du début du 19° siècle (l’autrice s’est inspirée de Jane Austen) et les descriptions des paysages et des sentiments. C’est une lecture que j’ai beaucoup aimée.
En sortant d’un concert à L’Académie de musique de Prague, Reinhard Heydrich lève la tête et remarque quelque chose qui le choque : « Mendelssohn est sur le toit ! ». En effet, la statue du compositeur d’origine juive est bien là, au milieu de celles d’autres musiciens célèbres. Le protecteur de Bohême-Moravie par intérim ordonne aussitôt qu’on la déboulonne sans tarder. Plus facile à dire qu’à faire…
Cette anecdote, traitée sur le mode comique, point de départ du roman, est en fait un prétexte pour nous présenter la vie à Prague sous l’occupation nazie. Jiří Weil convoque toute une galerie de personnages plus ou moins en lien avec cette histoire de statue et dont les trajectoires forment comme un patchwork. Ils sont de tous bords : Heydrich, organisateur de la « solution finale », que l’on suit jusqu’à son assassinat ; les soldats et administrateurs allemands qui s’empressent de s’en mettre plein les poches avant d’être envoyés sur le front de l’Est ; les Tchèques, victimes de cette occupation, rationnés, astreints au travail forcé, pire encore quand ils sont Juifs. Nous faisons la connaissance des sœurs Adéla et Gréta, enfants cachées, et du résistant Jan Kruliš qui s’occupe de leur trouver des planques. Il y a le Dr Rabinovič, « Juif savant » qui a accepté d’organiser pour les nazis un musée du judaïsme à partir d’objets spoliés, dans l’espoir de protéger sa famille de la déportation. Bien qu’il ait honte de son comportement et, qu’au fond, il ne soit pas dupe de son efficacité, il s’y tient, incapable d’envisager une autre stratégie. Jiří Weil montre, à travers ce cas et d’autres, comment le fait de laisser à certains un peu d’espoir les empêche de se révolter.
Si le récit commence sur un ton sarcastique, on ne va pas rire jusqu’au bout et le texte s’enfonce dans le tragique pour dénoncer les crimes de guerre et de génocide jusqu’à la résistance ultime de deux enfants, symbole d’humanité opposée à la barbarie. En cours de route on rencontre de belles descriptions de Prague et de ses faubourgs, la nostalgie de la vie tranquille qu’on y menait avant guerre. En cela Mendelssohn est sur le toit me rappelle Vivre avec une étoile, notamment par son personnage de Richard Reisinger qui ressemble beaucoup à Josef Roubiček, il me semble.
C’est une lecture que j’ai trouvée excellente. Dans mon édition le roman est précédé de Complainte pour 77 297 victimes, un court texte (20 pages), condensé de l’histoire de la shoah en Bohême-Moravie sous forme de collage de textes. Ecrit en 1958, envoyé à la composition en 1959, le roman est interdit par la censure qui reproche à Jiří Weil de ne pas avoir suffisamment insisté sur le rôle positif des communistes. L’auteur qui est alors en fin de vie accepte de modifier son texte. La version originale a été en partie perdue mais l’éditeur nous donne en annexe une partie du chapitre 13. La comparaison avec la version définitive est instructive. C’est pour moi un travail d’édition de qualité.
La découverte fortuite d’une sépulture de l’aurignacien (il y a 35 000 ans) est l’occasion de nombreuses surprises pour la paléontologue qui l’étudie. Dans une grotte aux murs couverts de peintures de mains aux doigts coupés a été enterrée une femme qui jouissait d’un statut important et qui avait eu plusieurs doigts coupés. Qui était-elle, quelle a été son histoire ? Pour répondre à ces questions, Hannelore Cayre entrecroise deux textes : l’histoire d’Oli, jeune femme du paléolithique en lutte pour s’affranchir de la domination masculine et, à l’époque contemporaine, le discours de présentation de sa tombe qui raconte la même histoire, reconstituée à partir des artefacts trouvés autour du squelette.
Ce roman d’émancipation est pour l’autrice l’occasion de nous présenter la façon dont les découvertes techniques (propulseur) et conceptuelles (conception des enfants) ou les changements sociaux ont pu survenir au paléolithique. Ici tout cela est concentré sur une poignée d’individus et dans un temps restreint mais Hannelore Cayre s’est documentée et s’appuie sur des travaux récents. Je suppose donc que les processus décrits correspondent à ce que les spécialistes imaginent aujourd’hui. C’est aussi un roman féministe avec son personnage de femme rebelle.
Par contre ce n’est pas, il me semble, un roman noir, comme indiqué sur le bandeau. S’il y a bien des violences et des morts violentes, l’ambiance est enlevée du fait de la langue utilisée -les préhistoriques utilisent un vocabulaire familier- et du dénouement plutôt jubilatoire. Je n’ai pas trouvé ceci-dit que c’était hilarant (4° de couverture). C’est amusant mais ça m’a fait sourire plus que rire. C’est une lecture plaisante et facile.
L’action de ce roman se déroule de 1792 à 1824 à Kingsbridge, gros bourg du sud de l’Angleterre où se situait aussi l’action de Le crépuscule et l’aube, Les piliers de la terre, Un monde sans fin et Une colonne de feu. Au tournant des 18° et 19° siècles, les habitants de Kingsbridge voient leurs modes de vie transformés par la Révolution industrielle. L’industrie textile, filage et tissage, se mécanise de plus en plus, entraînant un accroissement des inégalités. Pendant ce temps, en France, c’est la fin de la Révolution puis l’Empire, des événements qui ont des conséquences pour les Britanniques. Elles sont politiques : par crainte d’une contagion révolutionnaire les députés interdisent les syndicats ; économiques avec la crise provoquée par le blocus continental mis en place par Napoléon et militaires quand le pays s’engage dans la coalition contre la France. Il y a alors des enrôlements forcés. Je trouve intéressant d’avoir un regard britannique sur des événements français.
A son habitude, Ken Follett place dans ce cadre historique des personnages très tranchés, vrais méchants ou vrais gentils. Le principal protagoniste négatif est l’échevin Joseph Hornbeam. Patron du textile, il est prêt à tout pour s’enrichir et acquérir plus de pouvoir : mépris pour les faibles, corruption, violence. Il est associé dans ses projets néfastes avec Will Riddick, le seigneur du coin. Tous les deux sont opposés à l’héroïne Sal Clitheroe, devenue veuve au début du roman suite à un accident du travail provoqué par Will Riddick. Fileuse, Sal se positionne bientôt comme porte-parole des ouvriers. Son fils Kit doit travailler dès six ans, après la mort de son père, pour subvenir aux besoins de la famille.
On fait aussi la connaissance de Amos Barrowfield, marchand drapier. Avec Elsie Latimer, fille de l’évêque, ils ont monté une école du dimanche pour instruire les enfants (des) ouvriers. Une initiative qui n’est pas du goût de tous mais qui est soutenue par les méthodistes, des dissidents de l’Église anglicane qui prônent la modération et ont des préoccupation sociales.
Grâce aux nombreux rebondissements romanesques, le résultat est un ouvrage qui se lit très facilement malgré ses 785 pages, parfaite lecture d’été. Vu son épaisseur, il me permet de participer aux Pavés et aux Epais de l’été. Pour les conditions de vie et de travail des ouvriers du textile au début de la Révolution industrielle, il entre aussi dans le défi Monde ouvrier et monde du travail. D’une pierre trois coups !