Georges-Arthur Goldschmidt est né près de Hambourg en 1928 d’une famille protestante d’origine juive. En 1938 les parents mettent leurs deux fils à l’abri des nazis en Italie puis, quand Mussolini installe des lois antisémites, en France. La France va devenir le pays d’adoption de Georges-Arthur Goldschmidt, le français sa deuxième langue.
Dans ce récit autobiographique l’auteur détaille son rapport à ses deux langues et ses deux cultures, l’allemande et la française. Il est question aussi de la judéité qui lui a été assignée par les nazis. Lui qui ne se savait pas Juif, qui était un protestant pratiquant, a intégré une nouvelle dimension à son identité. Je retrouve dans ce texte ce que j’ai déjà lu dans d’autres récits d’exilés : le mal du pays perdu. Ici il est particulièrement torturé car l’Allemagne les a rejetés, lui et son frère, et la France cachés et sauvés. Parler allemand c’était à la fois parler la langue maternelle mais aussi celle du bourreau et, en France, de l’occupant. Ce conflit est marqué dans la façon dont l’auteur parle de lui-même alternativement à la première et à la troisième personne, parfois dans la même phrase.
Si je suis intéressée par l’histoire personnelle de l’auteur et sa réflexion sur l’exil, la langue et l’identité, je suis beaucoup plus réservée quand il s’aventure à aborder des questions contemporaine. Je pense particulièrement à un commentaire xénophobe concernant les migrants actuels qui rejetteraient de plus en plus l’État laïque. Il y a là une généralisation abusive qui me déplaît et qui est contredite plus loin par Georges-Arthur Goldschmidt lui-même : « Chacun n’est jamais que ce qu’il est et qu’il est le seul à connaître, d’où le caractère sacré de l’existence humaine, l’unicité irremplaçable de chaque être humain qui, seul, n’est pourtant que celui qu’il est, et dont personne d’autre ne peut sentir comment il est, lui, lui-même ».
Retisser nos liens dans un monde désuni. Loretta Napoleoni est une journaliste italienne spécialisée dans le financement du terrorisme. Peu avant d’écrire le présent ouvrage, elle découvre que son mari a investi inconsidérément l’argent du ménage et qu’ils sont ruinés. Elle doit vendre sa maison des Etats-Unis, hypothéquer et louer celle de Londres. Elle divorce. Cette trahison a beaucoup affecté l’autrice. Pour calmer ses angoisses et penser à autre chose elle se remet au tricot qu’elle a pratiqué depuis l’enfance et décide d’écrire ce livre. Le résultat est un mélange de récit autobiographique, d’informations historiques et scientifiques et de considérations sur le « pouvoir » du tricot.
Loretta Napoleoni a appris à tricoter avec sa grand-mère qui profitait de ces séances privilégiées pour lui raconter sa vie et lui faire part de ses considérations sur le monde. J’ai tendance à penser que l’important dans cette relation ce n’était pas le tricot mais la grand-mère et que celle-ci aurait fait passer les mêmes notions via une autre activité (la cuisine, le jardinage?) Ce qui m’a le plus intéressée ce sont les informations factuelles, particulièrement historiques. J’apprends ainsi que l’ancêtre du tricot était le nalbinding qui se pratique avec une seule aiguille à chas. Vers 400 av. JC il est remplacé par le tricot à deux aiguilles que nous connaissons. Il est question aussi des effets positifs de l’activité tricot sur le cerveau : lutte contre le stress et développement des connexions neuronales.
Je suis plus dubitative concernant le tricot comme moyen de lutte politique : des activistes se réunissent pour tricoter ou réalisent une œuvre collective afin d’attirer l’attention sur un problème environnemental ou de gouvernance. L’autrice a à ce sujet des accents exaltés : « A l’heure où de nouveaux défis s’annoncent pour notre avenir, le tricot peut s’allier à la politique pour recoudre les fractures et reconstruire les ponts de la communication ; il peut purifier l’air pollué, assainir l’eau et faire revivre les liens sociaux ». Les liens sociaux, je veux bien ; faire prendre conscience des problèmes, aussi ; mais pour sauver la planète, à mon avis, on ne pourra pas se contenter du tricot. Il va falloir passer à autre chose.
Il y a une volonté très américaine, il me semble -Loretta Napoleoni a passé une partie de sa vie aux Etats-Unis et le livre est traduit de l’américain- de tout positiver. Le résultat pour moi manque de nuances et m’a régulièrement agacée. Un dernier exemple : « Nous, les tricoteurs, sommes unis pour toujours, reliés les uns aux autres par des mailles à l’endroit et des mailles à l’envers, interconnectés par la beauté de cet artisanat. Assemblés autour des fibres naturelles dont ce fil est fait, nous sommes les témoins de ce que l’humanité a de meilleur en elle ». C’est donc un livre très inégal qui soulève des points de réflexion intéressants lesquels sont disqualifiés à mes yeux par ce genre d’élans mystiques sur le pouvoir du tricot. Comme s’il n’y avait pas des gens très peu recommandables qui tricotaient. Le texte est suivi d’un cahier des modèles cités, comme le coquelicot que vous voyez dans mon panier en tête d’article. J’ai utilisé un rouge trop foncé, le résultat n’est pas très réaliste.
Le témoignage exceptionnel d’une jeune autiste Donna Williams (1963-2017) était une écrivaine et artiste australienne porteuse d’autisme. Dès sa petite enfance la communication avec les autres la fait souffrir et ses parents la croient d’abord sourde. Elle est confiée à ses grands-parents jusqu’à la mort du grand-père. De retour dans sa famille elle est maltraitée par sa mère et son frère aîné : battue, traitée de tarée. Pour s’exprimer elle invente des personnages dont elle joue le rôle : Carol, une fille évaporée et expansive, et Willie, un garçon rationnel et responsable. Ces alias lui servent d’interface avec le monde mais coupent aussi la vraie Donna de la réalité. Elle vit des épisodes de dissociation. A la lecture j’ai l’impression qu’elle n’est pas loin de la folie à plusieurs moments. A l’adolescence Donna Williams est déscolarisée, couche souvent à la rue, se met en couple avec des marginaux qui l’utilisent comme esclave sexuelle et domestique et lui volent son argent. C’est la rencontre avec une psy qui s’intéresse à elle, Mary, qui lui permet de commencer à aller mieux. La découverte à 25 ans qu’elle est autiste est un deuxième moment important.
Dans ce récit autobiographique, Donna Williams raconte de l’intérieur ce que c’est que d’être une autiste. Elle insiste sur le fait que les mauvais traitements dont elle a été victime dans son enfance ne sont en rien responsables de son autisme. Une préface du docteur Lawrence Bartak, psychologue australien, va dans le même sens. Je trouve cela intéressant parce que c’est un livre qui est paru en 1992 -et sorti en France la même année- à une époque où, dans notre pays, on accusait encore, il me semble, les mères d’être responsables de l’autisme de leurs enfants. J’ai trouvé ce texte impressionnant. L’autrice fait preuve d’une grande intelligence et capacité d’analyse. Elle m’apparaît comme une femme remarquable et courageuse.
La sortie de Moi, Fadi, le frère volé par Riad Sattouf est l’occasion de relire toute la série de L’Arabe du futur. Tome 1 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1978-1984) L’auteur de BD Riad Sattouf est né en 1978 d’un père Syrien, Abdel-Razak, et d’une mère française, Clémentine, qui se sont connus à l’université à Paris. A deux ans le petit Riad est un enfant charmant aux cheveux blonds, très vite considéré par son entourage comme doué en dessin. Après avoir obtenu son doctorat, Abdel enseigne d’abord à l’université de Tripoli puis à Damas. En cours de route la famille s’agrandit d’un petit frère, Yahya.
Dans ce premier tome l’auteur nous raconte sa petite enfance en Libye et en Syrie où la famille habite au village du père, près de Homs. Ce qui me frappe c’est la grande violence de la société syrienne. Les inégalités sociales sont grandes. Ceux qui ont un peu de pouvoir en profitent pour maltraiter ceux qui en ont moins. Celui qui a de l’autorité humilie celui qui est sous ses ordres, les adultes frappent les enfants, les enfants se battent entre eux et martyrisent les animaux. En sa qualité d’étranger aux cheveux blonds Riad est harcelé par ses cousins et traité de sale Juif sous l’oeil indifférent de sa famille paternelle.
Le dessin est simple, en noir et blanc sur des aplats de couleur claire qui varie selon l’endroit où se déroule l’action : bleu pour la France, orange pour la Libye ou rose pour la Syrie. Des teintes plus vives, rouge ou vert, viennent attirer l’oeil sur des moments intenses. L’auteur se présente en enfant intelligent, portant un regard lucide sur les adultes, leurs agissements et leurs contradictions. Grâce à une bonne dose d’autodérision c’est drôle malgré des sujets qui ne le sont pas toujours.
Tome 2 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1984-1985) Dans ce tome le petit Riad commence sa scolarité en Syrie. C’est une école où on dresse les enfants à coups de bâton, de propagande pour le régime et de récitation du Coran. L’auteur se présente cependant comme un enfant doué de sens critique et qui se pose des questions. La cour de récréation est le lieu de violences des forts contre les faibles mais Riad s’y fait aussi des amis avec qui il joue à la guerre contre les Juifs. Pendant ce temps sa mère, confinée au foyer et ne parlant pas la langue, s’ennuie et déprime. Le père qui s’imaginait pouvoir incarner l’Arabe du futur, instruit et laïc, a dû déchanter. Pour parvenir en Syrie il faut en passer par le piston et il se replie petit à petit sur des valeurs traditionalistes qui ne risquent pas de choquer sa famille ou les puissants dont il espère le soutien.
Tome 3 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1985-1987) La vie en Syrie continue. Riad se prend de passion pour Conan le Barbare. A l’occasion de la naissance de son petit frère Fadi il séjourne chez sa grand-mère en Bretagne. Scolarisé à l’école française il y découvre des relations apaisées entre enfants et une maîtresse qui ne bat ni n’humilie les élèves.
Par un procédé de flèches qui indiquent ce que le dessin ne montre pas l’auteur attire l’attention sur les sensations, l’odeur, le goût, avec le regard d’un enfant dénué de préjugés.
Tome 4 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1987-1992) Ce quatrième tome est le plus épais de toute la série. Il faut dire que c’est là que se noue le drame qui va bouleverser la vie de toute la famille. Le dénouement poignant n’est plus une surprise pour moi mais m’émeut toujours.
Quand le père obtient un poste à l’université de Riyad en Arabie Saoudite, la mère refuse de le suivre et rentre en France avec ses enfants. Alors que la mésentente entre ses parents est de plus en plus flagrante, Riad grandit. Il raconte l’entrée dans l’adolescence et ses difficultés à s’intégrer parmi les enfants de son âge. Si la violence à l’école française est moins brutale qu’en Syrie elle est cependant bien présente à l’égard des élèves différents des autres comme lui, victime de harcèlement. Le père qui n’a pas réussit comme il le souhaitait -il n’est pas reconnu professionnellement, sa femme ne lui obéit pas- s’enferme dans le ressentiment et se replie sur la religion. Il a fait le pèlerinage à la Mecque qui lui vaut au village le respect qu’il n’a pas obtenu par ses études. Il professe un nationalisme arabe agressif.
Tome 5 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1992-1994) Après la disparition de son petit frère Fadi, le jeune Riad mène une vie clivée entre son domicile et l’école. A la maison où la télé est allumée en permanence la mère ne pense qu’à retrouver son fils. Sans soutien des autorités françaises, elle en est réduite à des expédients peu efficaces. Au collège puis au lycée aucun camarade de Riad n’est au courant du drame qui touche sa famille. Quand il sent assez en confiance pour en parler, il n’est pas cru.
On rit moins à la lecture de cet épisode, l’ambiance est pesante, un objet, une situation, font ressurgir à l’improviste le souvenir de Fadi et Riad fait des rêves où il croise son père ou son frère. Quant à moi je dois dire que mon sommeil a été perturbé la nuit qui a suivi la fin de la lecture de ce tome.
Tome 6 : Une jeunesse au Moyen-Orient (1994-2011) Voir ici.
J’aime beaucoup cette série de BD et à la relecture c’est toujours un plaisir. La tension monte avec les épisodes alors que le drame familial se noue et que l’auteur vit une adolescence perturbée.
L’écrivaine canadienne Alice Munro est morte le 14 mai 2024. Elle était née en 1931 dans l’Ontario. Elle écrivait des nouvelles et a été la première autrice de nouvelles à recevoir le prix Nobel pour son oeuvre, en 2013.
Rien que la vie. Les 14 nouvelles qui composent ce recueil sont autant de tranches de vie de leurs personnages ou de l’autrice, pour les quatre dernières qui sont présentées comme étant autobiographiques. Dans Rien que la vie Alice Munro décrit de façon émouvante sa relation à ses parents, la ferme familiale, son environnement et son attachement à ces lieux.
La plupart de ces nouvelles racontent un moment charnière dans une vie. Dans La gravière une enfant de sept ans est la protagoniste d’un drame familial. Devenue adulte, elle tente de comprendre l’événement et son propre comportement. Poignant. La narratrice de Havre raconte comment sa tante a consacré sa vie à faire de son foyer un havre pour son mari. Jusqu’à l’erreur d’appréciation. Dans Train un jeune homme qui revient de la guerre saute du train qui le ramenait chez lui. Il s’installe dans une ferme délabrée qu’il remet en état. C’est l’histoire d’un homme qui aime réparer des choses et qui souhaite demeurer sans attaches.
J’ai aimé le rythme lent de la vie quotidienne dont les principales péripéties sont les relations humaines sur le long terme, et les concessions qu’on fait : « Je n’étais pas retournée chez nous pour la dernière maladie de ma mère ni pour son enterrement. J’avais deux jeunes enfants et personne à qui les confier à Vancouver. Nous n’avions guère les moyens de nous offrir le voyage et mon mari méprisait tout ce qui relevait des convenances, mais pourquoi lui faire porter la responsabilité ? Je partageais son sentiment. De certaines choses on dit qu’elles sont impardonnables, ou qu’on ne se les pardonnera jamais. Mais c’est ce qu’on fait -on le fait tout le temps. »
Les sentiments et les motivations des personnages sont analysées de façon fine, c’est une lecture que j’ai appréciée.
Un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 1970
Née en 1970, Alysia Abbott est la fille de Steve Abbott, poète et écrivain. La mère d’Alysia meurt quand cette dernière a deux ans. Steve décide alors de vivre ouvertement son homosexualité et s’installe avec sa fille dans le quartier gay de San Francisco. Il est mort du sida en 1992. Dans ce récit à la fois biographique et autobiographique, Alysia Abbott entrecroise le parcours de vie de son père et le sien propre.
Steve Abbott veut vivre de et pour son art. Il fréquente des cercles de poètes et se fait connaître petit à petit dans sa communauté. Il travaille pour diverses revues littéraires et est reconnu dans les années 1980 comme « meilleur éditorialiste gay ». Il y a des précisions sur les différentes écoles de poésie de l’époque : L = A = N = G = U = A = G = E ou New Narrative. Je dois dire que ce sont des choses que j’ignore totalement et qui me passent un peu au-dessus. Malgré une relative notoriété et des emplois alimentaires, la famille tire souvent le diable par la queue.
Enfant unique et père célibataire, Alysia et Steve ont une relation très forte. Ce livre est aussi un message d’amour touchant au père disparu trop tôt. L’autrice est consciente cependant des manquements de son éducation : toute petite elle a été laissée seule à la maison ou confiée à la garde d’une adolescente fugueuse. Il me semble que c’était aussi une époque et un milieu où les enfants étaient laissés beaucoup plus libres qu’aujourd’hui. A l’école et au collège l’homosexualité de son père et sa pauvreté sont pour Alysia des sources de honte. Elle ne cache pas qu’elle a pu se comporter, à l’adolescence, de façon agressive. Très attachée à la communauté gay qu’elle considère comme la sienne bien qu’hétérosexuelle, elle a éprouvé le besoin de s’en éloigner au moment de ses études poursuivies à New York et Paris.
Ce récit est aussi une histoire de la communauté homosexuelle de San Francisco dans les années 1970 et 1980, de la lutte pour les droits à l’épidémie de sida. Sur ce dernier point Alysia Abbott raconte la haine homophobe qui s’exprime ouvertement, le refus du gouvernement Reagan d’utiliser des fonds publics pour la prévention et l’information et les conséquences meurtrières de ce désintérêt, la disparition des proches mais aussi l’organisation de la communauté pour prendre en charge les malades en fin de vie. J’ai trouvé ces rappels sur les débuts du sida fort intéressants.
C’est une lecture que j’ai apprécié. Je l’ai entamée en fin du mois des Fiertés et ça m’a donné l’idée que je pourrais, en juin 2025, organiser un mois thématique LGBTQI. Dites-moi ce que vous en pensez. Y en a-t-il parmi mes lecteur·ice·s qui seraient intéressé·e·s ?
Polina Panassenko est née à Moscou en 1989. En 1993 la famille émigre en France. Quand l’autrice est naturalisée française son prénom est francisé en Pauline. A l’âge adulte elle entreprend des démarches pour retrouver son prénom de naissance. Dans ce récit autobiographique, Polina Panassenko raconte son enfance entre deux cultures, la russe dans le cadre privé et la française à l’extérieur. La petite Polina comprend vite qu’elle a intérêt à séparer les deux : il ne faut pas parler russe à l’école ou avec les camarades de peur d’être moquée ; en Russie où la famille retourne chaque été on l’avertit de ne pas parler français. Elle risquerait d’être kidnappée si cela se savait qu’elle vit en France, lui dit-on.
J’ai aimé la description touchante de la relation affective qui l’unit à son grand-père, vétéran de la Grande Guerre Patriotique. Quand celui-ci meurt elle dit que cet événement familial ne prend tout son sens que lorsqu’elle prononce le mot mort en russe : oumer. J’ai aimé la critique de l’injonction d’intégration que l’on fait à des personnes arrivées toutes petites en France. A travers son propre cas, quand la juge lui oppose que Pauline lui permettrait de mieux s’intégrer : « Je ne vais pas adorer du tout vivre avec un prénom choisit par le tribunal de Bobigny parce qu’il trouve que je m’intègre mieux avec ça. Parce qu’il trouve que comme ça, de la maternelle au cimetière, on garde à l’esprit que s’intégrer est un work in progress ». A travers le cas de Jallal Hami, mort en bizutage à Saint-Cyr et qui fut son condisciple à Sciences Po.
Le style est enlevé, parfois caustique, souvent amusant et l’ensemble se lit facilement. Le début du récit, qui correspond aux toutes jeunes années de l’autrice, est raconté comme vu à travers les yeux d’une petite enfant avec sa compréhension personnelle des événements qui la touchent. C’est une lecture que j’ai beaucoup appréciée.
Un dernier pour la route, dans une église en Russie : « je regarde l’affichette scotchée au mur. Un photomontage avant/après. Avant : image 3D d’un fœtus qui demande à sa mère de le garder. Après : image d’un petit garçon joufflu en tenue de la marine de guerre. Elle, elle n’avorte pas pour que lui, il parte au front. C’est clairement win-win. Je me demande qui a eu cette idée. Je me demande qui s’est dit : Elles vont voir ça, elles vont se dire, je le garde ! »
Le journaliste Bernard Pivot est mort le 6 mai 2024 au lendemain de son anniversaire : il était né le 5 mai 1935 à Lyon où ses parents tenaient une épicerie. Il avait la passion des mots et a travaillé au Figaro littéraire, animé des émissions de télévision littéraires (Ouvrez les guillemets, Apostrophe, Bouillon de culture), lancé le magazine Lire avec Jean-Louis Servan-Schreiber, créé le championnat de France d’orthographe (et la fameuse dictée) et été membre du jury Goncourt.
… mais la vie continue. Âgé de 82 ans, le narrateur est un double de Bernard Pivot. Ancien éditeur, il profite d’une retraite sans engagements en prenant le temps de goûter la vie et en fréquentant un groupe d’amis fidèles qui s’est baptisé les JOP : les Jeunes Octogénaires Parisiens.
Dans cet ouvrage Bernard Pivot nous livre ses réflexions sur le vieillissement et le bien vieillir : les maux de la vieillesse, souvent physiques et de santé, mais aussi les avantages qu’il y a à être âgé. Le narrateur prend des engagements autour desquels il veut construire sa fin de vie et qui peuvent être, pourquoi pas, des conseils pour le lecteur. Rien de révolutionnaire là-dedans si vous avez déjà réfléchi à la question : ne pas se plaindre, être de bonne humeur, entretenir sa curiosité, ne pas s’isoler, découvrir des nouveautés… L’auteur analyse aussi avec lucidité les entraves à la réalisation de ces bonnes résolutions.
Le ton est léger, c’est bien écrit, plaisant à lire et ça m’a rendu Bernard Pivot sympathique.
Mohamed Kacimi est né en 1956 à El-Hamel près de Bou-Saâda, en Algérie, dans une zaouïa, un lieu saint soufi, fondée au milieu du 19° siècle par un de ses ancêtres. L’auteur est donc issu d’une aristocratie religieuse éclairée. A l’école il découvre la langue française, découverte fondamentale pour lui : « Cette langue était donc humaine, vulnérable, elle était langue d’enfants et de rêves. Elle m’a permis, pour la première fois, d’utiliser la première personne du singulier, « Je », sans la faire suivre de la traditionnelle formule : « Que Dieu me préserve de l’usage d’un pareil pronom, car il est l’attribut du diable. »
A partir de ce jour allait commencer ma longue transhumance vers un autre imaginaire. Je n’ai point quitté une langue maternelle mais une langue divine. La langue français est devenue pour moi la langue natale du Je, langue de l’émergence pénible du Moi. Il ne s’agit point de bilinguisme, ni de déchirement. Le partage est clair. A ma langue d’origine je donne l’au-delà et le ciel ; à la langue française, le désir, le doute, la chair. En elle, je suis né en tant qu’individu. (…) Je n’écris pas en français. J’écris en « moi-même ». »
Les premiers chapitres du livre sont consacrés aux jeunes années de l’auteur. J’ai trouvé très intéressant ce que j’ai appris sur la vie dans la zaouïa. Je ne savais pas qu’il y avait des confréries soufies en Algérie. Il est beaucoup question de l’indépendance du pays. Enfant à El-Hamel Mohamed Kacimi ne comprend pas pourquoi il doit aller à l’école puisque maintenant les Algériens sont libres. Adolescent puis étudiant à Alger il constate la corruption et les abus de pouvoir à tous les niveaux. Il est particulièrement critique envers Boumédiène et sa politique d’arabisation forcée. En 1982, Mohamed Kacimi quitte l’Algérie pour la France. La suite de l’ouvrage est consacrée à des récits de voyage dans le monde arabo-musulman : la Mecque (1991), Sanaa, le Caire (2004), Alger (2003), Beyrouth, Jérusalem. Le recueil est paru en 2008 mais ces textes sont d’époques diverses, sans doute pour certains la reprise d’articles pour Actuel où l’auteur a travaillé. La préface ne le dit pas. Lors de ces voyages Mohamed Kacimi a constaté la montée de l’islamisme. Il s’inquiète des progrès de cet obscurantisme générateur de violences.
Mohamed Kacimi écrit bien, il a le sens de l’humour et de la formule assassine. C’est souvent très plaisant à lire. J’ai été fort intéressée par les points historiques qu’il fait sur le village de son enfance, sa famille ou les villes où il se rend. Il me semble par contre que, dans sa critique de l’islam, l’auteur manque parfois de nuance. C’est notamment le cas quand il dit que la confrontation et l’islam « dure depuis les croisades. De Jérusalem à Lépante en passant par Constantinople, l’islam sent, en Europe, l’épée, la poudre et le sang. » En ce qui concerne les croisades, ce sont quand même les Européens qui ont commencé, si je ne m’abuse…
Fun home est l’abréviation donnée par la famille Bechdel au funeral home (funerarium), l’entreprise de pompes funèbres familiale gérée par Bruce, le père d’Alison Bechdel. Bruce est aussi professeur de littérature au lycée de leur petite ville de Pennsylvanie et passionné par la décoration et la restauration de vieux objets. Il occupe tout son temps libre à faire une oeuvre d’art de la maison ancienne habitée par la famille. Dans cette bande dessinée autobiographique, Alison Bechdel raconte sa relation à ce père tyrannique et colérique et la vie de la famille dans les années 1960 (1960 : naissance d’Alison) et 1970 (1980 : mort de Bruce). La mère, également professeure au lycée, prépare une thèse et fait du théâtre en amatrice. Il y a aussi deux frères cadets. Le cadre familial est celui d’une famille d’intellectuels.
Alison Bechdel qui a toujours refusé de s’habiller « en fille » découvre son homosexualité à l’adolescence. C’est à l’occasion de son coming out qu’elle apprend celle de son père. Il meurt peu après. Dans cet ouvrage elle analyse ses souvenirs d’enfance pour essayer de comprendre qui il était. La réflexion est approfondie dans laquelle l’autrice se met à nu et le résultat est un hommage émouvant à ce père imparfait. C’est un livre intelligent avec de nombreuses références littéraires et, en arrière fond, un tableau de la libération des moeurs aux Etats-Unis dans les années 1970. J’ai beaucoup aimé cette lecture ainsi que le dessin en noir et blanc. Les traits sont fins et précis avec de nombreux détails. La lecture de sa fiche Wikipédia m’apprend que c’est Alison Bechdel la créatrice du test de Bechdel (je le connaissais mais pas son nom) qui permet d’évaluer la présence féminine dans un film grâce à trois questions :
Y a-t-il au moins deux personnages féminins identifiés par un nom ?
Ces femmes parlent-elles ensemble ?
Leur conversation porte-t-elle sur un sujet autre qu’un personnage masculin ?
Depuis que je l’ai découvert il y a quelques années je l’utilise régulièrement avec profit. Le résultat est édifiant.