En 1913 Mieczysław Wojnicz, jeune étudiant polonais de l’Empire austro-hongrois, atteint de tuberculose, séjourne au sanatorium de Göbersdorf, en Basse-Silésie. Il est logé à la pension pour messieurs gérée par Wilhelm Opitz. Là un petit groupe d’hommes venus de tout l’Empire tue le temps, entre deux soins et une randonnée, en buvant de la Schwärmerei, eau de vie locale, et en discutant politique, philosophie ou art. Quelque soit le sujet, ils dérivent souvent sur les femmes qu’ils connaissent peu et dont ils pensent beaucoup de mal. Olga Tokarczuk met dans la bouche de ses personnages un florilège de propos misogynes inspirés de textes d’auteurs anciens, classiques ou plus récents.
Mieczysław est un garçon doux et sensible dont la mère est morte en le mettant au monde. Il a été élevé par un père rigide incapable de signes d’affection qui l’a éduqué dans la honte de ce qu’il était et qu’il tache de dissimuler aux autres. A Göbersdorf Mieczysław dispose de temps à lui pour réfléchir à ce qu’il est et à ce qu’il veut être, ce qui lui permet peu à peu de s’émanciper de l’autorité paternelle.
Et puis il y a les Empouses, narratrices du roman, sortes de démons féminins, esprits de la nature, qui observent tout ce qui se passe dans la vallée et particulièrement Mieczysław.
J’ai apprécié cette lecture que j’ai trouvé plaisante mais il me semble que les précédents romans de l’autrice que j’ai lus m’avaient fait plus forte impression. Il y a de belles descriptions de la nature, comme Olga Tokarczuk sait le faire, et une intéressante réflexion sur la réalité du monde et ce que nos sens nous permettent d’en percevoir.
Emilia Pérez
Un film de Jacques Audiard.
Mexique. Rita Moro Castro (Zoe Saldaña) est une avocate talentueuse exploitée par son patron. Elle est contactée par Manitas del Monte (Karla Sofia Gascón), chef d’un cartel de la drogue qui l’engage pour gérer sa transition de genre. Il s’agit de mettre sa femme (Jessi – Selena Gomez) et ses enfants à l’abri en Suisse, de faire croire à son assassinat et de lui procurer une nouvelle identité, celle de la femme qu’elle a toujours été : Emilia Pérez. Cette transition est aussi une rédemption pour Emilia qui utilise sa fortune mal acquise pour racheter, d’une certaine façon, les crimes de Manitas.
Ce film comporte des parties chantées et/ou dansées. Certains passages sont doux, entre la parole et le chant, pour exprimer les sentiments des personnages (moment émouvant quand le fils de Manitas se souvient de l’odeur de son père), d’autres plus dynamiques quand Jessi ou Rita crient leur colère. Car ce film qui met en scène des femmes en recherche d’émancipation est aussi une occasion de dénoncer les violences dont souffre le Mexique : violences des cartels de la drogue et des nombreux disparus victimes de règlements de compte, violences contre les femmes, corruption de la justice et des dirigeants. Le fait que cette dénonciation passe par le chant la rend à la fois efficace et supportable -en tout cas supportable pour moi qui n’aime pas la représentation de la violence physique.
J’ai trouvé ce film excellent à tous points de vue, je dirais que c’est le meilleur que j’ai vu depuis le début de l’année, au moins. J’ai grandement apprécié le jeu des actrices, particulièrement Zoe Saldaña et Karla Sofia Gascón, la musique, les chorégraphies, le message…
E. J. Levy, Le médecin de Cape Town, Points
« Ils ont raison, bien sûr, ceux qui disent que je n’étais pas une femme faisant semblant d’être un homme : j’étais quelque chose de bien plus choquant -j’étais une femme qui avait arrêté de faire semblant d’être autre chose, une femme qui n’était qu’une personne, l’égale de n’importe qui d’autre- en étant simplement moi-même »
Née à la fin du 18° siècle, Margaret Perry a 15 ans quand elle accepte de se travestir en garçon pour pouvoir faire des études de médecine, interdites aux filles à l’époque. Elle prend alors l’identité de Jonathan Perry qu’elle ne quittera plus jusqu’à sa mort. Les études de Jonathan à Edimbourg sont l’occasion pour lui de se mettre dan sla peau de son personnage et pour l’autrice de nous présenter le fonctionnement de la faculté au début du 19° siècle avec ses cours privés payants. Je me trompe ou c’est une pratique qui a toujours lieu ?
Devenu médecin militaire, Jonathan est affecté au Cap en 1816. Il y fait la connaissance du gouverneur Lord Somerton et de sa famille qu’il fréquente bientôt assidûment.
Ce roman est inspiré d’une histoire vraie : celle du Dr James Barry, né Margaret Ann Bulkley à la fin du 18° siècle et mort en 1865. Sa biographie est mal connue et son identité de genre a donné lieu à diverses spéculations : femme travestie, homme trans, personne intersexuée ? L’autrice a choisi de mettre l’accent sur la question du genre. Son personnage expérimente la liberté de pouvoir être profondément soi-même, en dehors des attentes de la société à l’égard des femmes :
« De toutes les découvertes excitantes faites durant ces années à l’université, la plus belle fut celle de la plus grande des libertés pour les hommes : ne pas être obligé de plaire. Avoir le droit de céder à la mauvaise humeur et à la détestation, d’éprouver ce que je voulais. Sans m’en excuser. »
« L’un des grands plaisirs qu’il y avait à vivre une existence d’homme était de ne pas avoir à écouter les hommes en silence. Ils sont peu nombreux à apprécier le son d’une autre opinion que la leur ; je n’hésitai pas à avancer la mienne. »
J’ai trouvé cette réflexion excellemment et finement menée. C’est l’intérêt principal du roman pour moi.
En même temps, tout le volet historique est aussi très intéressant. E. J. Levy nous présente la vie et les relations sociales au Cap, colonie britannique, ainsi que l’état de la médecine à l’époque et les efforts de Jonathan/James pour améliorer les hôpitaux du Cap et réguler l’offre médicale au profit des malades. Elle dote son personnage d’opinions avancées en ce qui concerne la colonisation.
On peut sans doute regretter que l’autrice ait consacré beaucoup de place à la romance entre Perry et le gouverneur Somerton et ait borné son récit à la mort de ce dernier alors que dans la vraie vie Barry a survécu plus de trente ans à Somerset et a exercé dans de nombreuses autres colonies britanniques. Il me semble que cette focalisation se justifie par l’accent sur l’identité de genre.
Enfin j’ai apprécié la belle écriture, le style calqué sur celui du début du 19° siècle (l’autrice s’est inspirée de Jane Austen) et les descriptions des paysages et des sentiments. C’est une lecture que j’ai beaucoup aimée.
Les avis de Keisha et Je lis, je blogue.
Alysia Abbott, Fairyland, Globe
Un poète homosexuel et sa fille à San Francisco dans les années 1970
Née en 1970, Alysia Abbott est la fille de Steve Abbott, poète et écrivain. La mère d’Alysia meurt quand cette dernière a deux ans. Steve décide alors de vivre ouvertement son homosexualité et s’installe avec sa fille dans le quartier gay de San Francisco. Il est mort du sida en 1992. Dans ce récit à la fois biographique et autobiographique, Alysia Abbott entrecroise le parcours de vie de son père et le sien propre.
Steve Abbott veut vivre de et pour son art. Il fréquente des cercles de poètes et se fait connaître petit à petit dans sa communauté. Il travaille pour diverses revues littéraires et est reconnu dans les années 1980 comme « meilleur éditorialiste gay ». Il y a des précisions sur les différentes écoles de poésie de l’époque : L = A = N = G = U = A = G = E ou New Narrative. Je dois dire que ce sont des choses que j’ignore totalement et qui me passent un peu au-dessus. Malgré une relative notoriété et des emplois alimentaires, la famille tire souvent le diable par la queue.
Enfant unique et père célibataire, Alysia et Steve ont une relation très forte. Ce livre est aussi un message d’amour touchant au père disparu trop tôt. L’autrice est consciente cependant des manquements de son éducation : toute petite elle a été laissée seule à la maison ou confiée à la garde d’une adolescente fugueuse. Il me semble que c’était aussi une époque et un milieu où les enfants étaient laissés beaucoup plus libres qu’aujourd’hui. A l’école et au collège l’homosexualité de son père et sa pauvreté sont pour Alysia des sources de honte. Elle ne cache pas qu’elle a pu se comporter, à l’adolescence, de façon agressive. Très attachée à la communauté gay qu’elle considère comme la sienne bien qu’hétérosexuelle, elle a éprouvé le besoin de s’en éloigner au moment de ses études poursuivies à New York et Paris.
Ce récit est aussi une histoire de la communauté homosexuelle de San Francisco dans les années 1970 et 1980, de la lutte pour les droits à l’épidémie de sida. Sur ce dernier point Alysia Abbott raconte la haine homophobe qui s’exprime ouvertement, le refus du gouvernement Reagan d’utiliser des fonds publics pour la prévention et l’information et les conséquences meurtrières de ce désintérêt, la disparition des proches mais aussi l’organisation de la communauté pour prendre en charge les malades en fin de vie. J’ai trouvé ces rappels sur les débuts du sida fort intéressants.
C’est une lecture que j’ai apprécié. Je l’ai entamée en fin du mois des Fiertés et ça m’a donné l’idée que je pourrais, en juin 2025, organiser un mois thématique LGBTQI. Dites-moi ce que vous en pensez. Y en a-t-il parmi mes lecteur·ice·s qui seraient intéressé·e·s ?
John Irving, Un enfant de la balle, Points
Le docteur Farrokh Daruwalla est né à Bombay, a fait ses études à Vienne (il a épousé une Autrichienne) et vit maintenant à Toronto. Il a la nationalité canadienne mais ne se sent nulle part vraiment chez lui. Pas totalement intégré au Canada -élément de la « minorité visible » il est à l’occasion victime d’insultes racistes. Et trop étranger en Inde. Médecin orthopédiste il séjourne cependant régulièrement dans sa ville natale où il officie à l’hôpital des enfants infirmes. Il s’intéresse particulièrement au cas des nains achondroplases (handicap provoqué par une mutation génétique). En Inde ceux-ci trouvent souvent à s’embaucher comme clowns dans des cirques. L’un d’eux, Vinod, est devenu un ami de Farrokh.
Par ailleur, Farrokh est secrètement le scénariste d’une série de films à succès à Bombay : les aventures de l’inspecteur Dhar. L’acteur principal des films n’est autre que le fils adoptif de Farrokh, John D, lui aussi un expatrié qui vit entre Bombay et la Suisse. A Bombay Dhar-John D que tout le monde reconnaît est « un personnage que l’on adore haïr ». Son célèbre sourire narquois, ses répliques cultes témoignant de son sentiment de supériorité sont attendus et conspués.
Et voici que débarque un missionnaire américain qui se trouve être le frère jumeau de John D. Voici qu’un membre du club que fréquentent les époux Daruwalla à Bombay est assassiné. Il y a aussi une jeune prostituée et un petit mendiant que nos héros veulent sauver de la rue. Un transexuel qui s’est fait opérer pour devenir une « femme-femme ».
L’histoire part dans tous les sens avec des personnages originaux et bien analysés. Au début j’ai eu parfois un peu de mal à m’y retrouver mais petit à petit les éléments se mettent en place et, à partir du chapitre 9 (il y en a 27), j’ai été prise, emballée par les nombreuses péripéties qui permettront finalement à Farrokh de trouver « d’où il est ». Les personnages sont sympathiques (Farrokh est un modèle d’honnête homme), il y a de l’humour et la philosophie de la vie qui se dégage de ce roman me convient tout à fait. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu de John Irving, le dernier (Une veuve de papier) m’avais moins plu, si je me souviens bien.
Shyam Selvadurai, Drôle de garçon, 10-18
L’histoire se passe entre la fin des années 1970 et le début des années 1980 à Colombo, capitale du Sri Lanka, dans une famille chrétienne de la minorité tamoule. Arjie, le narrateur, est un drôle de garçon. A sept ans, le dimanche chez ses grands-parents, il préfère tenir le rôle de la mariée dans les jeux de sa soeur et de ses cousines que disputer des parties de cricket en plein soleil avec son frère et ses cousins.
En grandissant Arjie prend d’abord conscience que sa différence gêne sa famille puis découvre son homosexualité dans un pays où la chose est niée ou considérée comme une monstruosité. Dans le même temps les tensions entre Tamouls et Cingalais s’exacerbent et donnent lieu à toujours plus de violence. Bientôt ont lieu des émeutes anti-Tamouls à Colombo et la famille d’Arjie est menacée.
J’ai beaucoup apprécié ce récit fort bien écrit. Les premiers souvenirs d’Arjie sont pleins d’une nostalgie qui renvoie à l’innocence de l’enfance.Le narrateur apparaît comme un petit garçon puis un adolescent intelligent et sensible. Shyam Selvadurai fait avancer en parallèle la découverte par Arjie de son homosexualité et des violences ethniques qui secouent son pays et menacent les personnes qui lui sont proches.
Samina Ali, Jours de pluie à Madras, Mercure de France
La narratrice, Layla, est une Indienne musulmane de 19 ans. Ses parents ont émigré aux Etats-Unis quand elle était petite et depuis elle a vécu entre ce pays et l’Inde, six mois ici et six mois là-bas. Ce perpétuel déracinement lui a été imposé par son père par crainte qu’elle n’oublie ses traditions et qu’elle ne s’occidentalise trop. La surveillance constante dont elle a été l’objet depuis sa puberté n’a pas empêché qu’elle aie une relation sexuelle avec Nate et cela juste avant de repartir une nouvelle fois en Inde où elle doit épouser Samir, choisi par sa famille.
Pour Layla, ce mariage est l’occasion de quitter un père qui la bat et une mère pour qui elle est une charge malfaisante, peut-être de connaître enfin l’affection en famille. Cependant elle craint la réaction de Samir quand il découvrira qu’il n’est pas le premier. La chassera-t-il comme il en a le droit ou pourront-ils s’entendre ? Les choses se compliquent au-delà de ce que Layla pouvait imaginer car Samir cache lui aussi un difficile secret.
Après le mariage, le jeune couple habite dans la famille de Samir. Dans cette maison de trois pièces où vivent six adultes (Ibrahim et Zeba, les parents de Samir; Samir et Layla; Feroz, le frère de Samir et Nafiza, la nourrice de Layla venue comme domestique) les jeunes mariés ont peu d’intimité bien que Ibrahim et Zeba leur aient abandonné leur chambre. Difficile de faire connaissance quand en plus la religion s’en mèle : il faut se lever tôt pour la première prière de la journée, il faut respecter des jours d’abstinence. A cette occasion Zeba, très pratiquante, impose à Layla de dormir avec elle tandis que Samir dort avec son père.
On comprend que Samir soit impatient d’émigrer vers les Etats-Unis où il espère pouvoir vivre plus librement. Mais avant que ce projet ne se réalise, la violence contenue surgit dans une agression meurtrière de fanatiques hindous contre la communauté musulmane. Samir et Layla, chacun de leur côté, vont devoir affronter leur destin.
C’est bien écrit, le style retranscrit bien l’ambiance en apparence nonchalante de la vie de recluses des femmes de cette communauté et la violence sous-jacente. On comprend l’enfermement qui pèse sur tous, le poids d’une religion et d’une existence vécues sous l’oeil des voisins et qui n’offrent que fort peu de place pour les libertés individuelles.