Un ouvrage très controversé et un gros pavé (900 pages). Je m’interrogeais un peu à son sujet. On me l’a prêté. Je l’ai lu et je ne l’ai pas regretté.
Le narrateur, Max Aue, est un Allemand, un nazi, un SS. Ayant réussi à changer d’identité à la fin de la guerre il a survécu à ses crimes et refait sa vie comme honnête industriel français. Plus tard il a éprouvé le besoin d’écrire ses souvenirs, d’abord pour lui, dit-il. Le roman est composé de ces souvenirs et des réflexions du narrateur sur ce qu’il a vécu. Car Max Aue est un intellectuel qui analyse la portée de ses actes, recherche le sens de la vie et se pose la question de la responsabilité. Dans la première partie du roman qui constitue une sorte d’introduction il s’adresse au lecteur : « Je suis coupable, vous ne l’êtes pas, c’est bien. Mais vous devriez quand même pouvoir vous dire que ce que j’ai fait, vous l’auriez fait aussi. Avec peut-être moins de zèle, mais peut-être aussi moins de désespoir, en tout cas d’une façon ou d’une autre. Je pense qu’il m’est permis de conclure comme un fait établi par l’histoire moderne que tout le monde, ou presque, dans un ensemble de circonstances donné, fait ce qu’on lui dit; et, excusez-moi, il y a peu de chances pour que vous soyez l’exception, pas plus que moi. Si vous êtes né dans un pays ou dans une époque ou non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais ou personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en paix. mais gardez toujours cette pensée à l’esprit : vous avez peut-être eu plus de chance que moi mais vous n’êtes pas meilleur. »
C’est une question que je me suis déjà posée : qu’aurais-je fait dans les mêmes circonstances ? Il n’est pas sur que je me sois comportée en héroïne car je constate que dans des situations quotidiennes nettement moins dramatiques je manque parfois de courage. Aussi je me félicite de n’avoir pas connu ces temps troublés. Cependant je veux croire que d’autres choix personnels que ceux de Max Aue sont possibles. Car, malgré son insistance à affirmer le contraire, Max Aue n’est pas tout à fait M. Tout-le-monde. C’est un homme profondément perturbé, traumatisé par des épisodes douloureux de son enfance et jamais digérés qui remontent parfois en bouffées délirantes ou en crise de violence démente. Son père a quitté le domicile familial quand lui-même était encore petit. Il rend sa mère responsable de cet abandon et voit dans le Führer un substitut paternel.
Maintenant suivons un peu Max Aue dans sa descente aux enfers car sa carrière s’est déroulée dans tous les lieux où un SS pouvait jouer son rôle.
Le premier poste auquel Aue est affecté est celui d’officier d’un einsatzgruppe en Ukraine. Les einsatzgruppen suivent l’armée allemande qui envahit l’URSS, massacrant derrière elle les populations juives. Aue est choqué par ce qui se passe là et par certaines scènes auxquelles il assiste. Cela le rend malade (il fait des cauchemards, il vomit) cependant il estime qu’il doit être là (alors qu’il aurait la possibilité de se faire muter ailleurs) car une fois qu’on a admis que ces mesures sont nécessaires (jamais il ne remet en cause le point de départ dévoyé, l’antisémitisme qui condamne les Juifs) on se doit d’y participer. Il se veut un homme responsable : « Si la valeur suprême c’est le Volk, le peuple auquel on appartient, et si la volonté de ce Volk s’incarne bien dans un chef, alors, en effet, Führerworte haben gesetzeskraft. Mais il était quand même vital de comprendre en soi-même la nécessité des ordres du Führer : si l’on s’y pliait par simple esprit prussien d’obéissance, par esprit de Knecht, sans les comprendre et sans les accepter, c’est-à-dire sans s’y soumettre, alors on n’était qu’un veau, un esclave et pas un homme. »
Il a aussi le sentiment qu’approcher la mort lui permettra de saisir le sens de la vie : « Même les boucheries démentielles de la Grande Guerre, qu’avaient vécues nos pères ou certains de nos officiers plus âgés, paraissaient presque propres et justes à côté de ce que nous avions amené au monde. Je trouvais cela extraordinaire. Il me semblait qu’il y avait là quelque chose de crucial, et que si je pouvais le comprendre alors je comprendrais tout et pourrais enfin me reposer. »
Après ce premier poste particulièrement éprouvant Aue est envoyé se refaire une santé en Crimée, au bord de la mer Noire. A la fin de sa convalescence il reste sur place comme agent d’information. Il est chargé de collecter des renseignements sur les nombreuses minorités ethniques du Caucase, leurs relations entre elles et au pouvoir soviétique. C’est dans le cadre de cette tâche qu’il rencontre le dr Voss avec qui il sympathise immédiatement. Le dr Voss est un linguiste spécialisé dans les peuples du Caucase. C’est l’occasion pour l’auteur de nous donner un exposé passionnant sur ces peuples et leurs langues. Sur un point Voss s’oppose à Aue : il sait que les races n’existent pas, il le lui dit et il le lui démontre (sans le convaincre). Pour lui l’anthropologie raciale est une pseudo-science et une fumisterie. Ces propos semblent faire de Voss un personnage plutôt sympathique cependant ce scientifique suit pas à pas l’avancée de l’armée allemande attendant avec impatience la prise de nouvelles villes soviétiques dont il pourra enfin exploiter les bibliothèques. Ici la guerre se met au service d’une science stérile, la connaissance des langues se fait en même temps qu’on massacre les peuples qui les parlent.
En décembre 1942, alors que l’armée allemande s’enlise devant Stalingrad, Max Aue participe à une conférence suréaliste. On a fait venir des spécialistes de Berlin pour décider du cas des Bergjuden un peuple juif local qui prétend s’être converti récemment au judaïsme (ainsi, si cela est prouvé, il ne sont pas de race juive et donc n’encourent pas le génocide). Je trouve que cet épisode montre bien le délire nazi : du temps est gaspillé à discuter du sort d’une poignée de paysans dont il est évident qu’ils représentent bien moins de danger pour le Reich allemand que la progression des troupes soviétiques.
Malgré les voeux de ses chefs Aue est honnête et plaide pour la conversion des Bergjuden. Cette prise de position lui vaut d’être muté à Stalingrad.
A Stalingrad Max Aue assiste à l’agonie de l’armée allemande. Il est lui-même grièvement blessé, ne survivant que par miracle après que la balle d’un sniper lui a traversé le crâne. Après sa convalescence dont il a profité pour renouer avec sa mère de façon particulièrement violente, Aue est nommé à Berlin comme responsable d’un service chargé de gérer au mieux la main d’oeuvre captive du Reich. Autrement dit il doit prendre des mesures pour que les déportés arrivent dans le meilleur état possible dans les camps pour pouvoir travailler avant d’être exterminés. Aue s’attelle à cette tâche avec toute la conscience professionnelle qui le caractérise. Hélas pour lui il s’avère que la plupart des officiers SS sont des corrompus qui utilisent le système à leur avantage personnel. Au milieu de tout cela quelques « honnêtes » nazis tentent de lutter contre la prévarication. Ainsi à Lublin Aue rencontre un juge qui poursuit des chefs de camp pour crime : « Si un membre de la SS fait tuer un Juif dans le cadre des ordres supérieurs, c’est une chose; mais s’il fait tuer un Juif pour couvrir ses malversations, ou pour son plaisir perverti, comme cela arrive aussi, c’en est une autre, c’est un crime. Et cela même si le Juif devait mourir par ailleurs. » (N’est-on pas ici en pleine schizophrénie ?) « La distinction doit être malaisée à faire » répond Aue sans rire.
L’armée soviétique avançant toujours Max Aue est chargé d’encadrer une marche de la mort qui évacue le camp d’Auschwitz. Plus tard il se retrouve coincé derrière les lignes soviétiques et, avec deux autres hommes, il doit marcher plusieurs jours en se cachant afin de rejoindre leurs troupes. Ils traversent des hameaux dont la population a été massacrée par les Soviétiques. Ils rencontrent une troupe d’enfants sauvages. Enfin, en avril 1945, Aue est dans Berlin encerclée par les alliés, bombardée en permanence.
J’ai trouvé cet ouvrage passionnant. Alors, bien sur, ce n’est pas toujours plaisant à lire car le narrateur nous décrit tout des atrocités auxquelles il a participé. Par ailleurs on a aussi droit à ses turpitudes et fantasmes sexuels. C’est un homosexuel et il a une sexualité assez perturbée. Mais les atouts de ce roman sont qu’il est hyper-bien documenté et qu’il donne à réfléchir. On entre dans la tête du personnage et on découvre comment une idéologie perverse a pu mener un peuple au crime contre l’humanité en s’appuyant sur des blessures personnelles.
Ashok Pathak et Priyadarsini Govind
C’était semaine indienne près de chez moi. Une semaine qui ne durait que deux jours aussi je me suis précipitée et j’ai fait de belles découvertes.
Le premier soir j’ai vu et entendu Ashok Pathak jouer du surbahar. le surbahar est un gros instrument à cordes avec un long manche. En haut du manche est fixée une calebasse qui sert de caisse de résonance. En jouant le musicien imprime des mouvements circulaires à son instrument et on entend alors le son résonner en tournant. Ashok Pathak a joué des ragas d’Inde du nord. Il s’agit de bases musicales sur lesquelles il improvise de façon méthodique. Je répète ici, simplifié à l’extrême, ce qu’on nous a expliqué le soir de l’audition. Je n’ai pas l’oreille assez exercée pour l’entendre moi-même mais j’ai apprécié cette musique que j’ai trouvé apaisante.
Le lendemain c’était la danse au programme. le bhârata natyam précisément, dansé par Priyadarsini Govind. La danseuse est accompagnée d’un petit orchestre composé d’une chanteuse et de trois musiciens. Preethi Mahesh chante superbement. Elle a une voix grave, à la fois douce et puissante, c’est un régal. Les instruments sont un violon -et à l’entendre sans le voir j’aurais juré que le violon est un instrument indien- un /des (?) nattuvangam (petites percussions métalliques) et un mrivangam, sorte de tambour.
Priyadarsini Govind est équipée de bracelets de chevilles à clochettes et danse en tapant des pieds. Ces frappements sont rythmés par le nattuvangam de façon parfaitement synchronisée. La danse raconte une histoire mais là aussi c’est parce qu’on nous l’avait dit avant que je le sais. Je me suis simplement laissée porter par le plaisir esthétique, l’adéquation parfaite entre la musique et la danse. Par moments la danseuse était totalement immobile et faisait seulement bouger sa tête latéralement, mouvement typiquement indien que j’adore. Elle avait un sourire radieux et c’était positivement jubilatoire à regarder.
Paul Auster, Dans le scriptorium, Actes sud
Un vieil homme se trouve dans une chambre. Qui est-il ? Il ne le sait pas lui-même. On lui donnera le nom de M. Blank (= blanc, vide). Que fait-il ici ? Est-il séquestré ou pourrait-il sortir ? La fenêtre est condamnée et la porte fermée. A clef ? Des personnes vont entrer dans la chambre, des visiteurs qui interrogent ses souvenirs, des soignants qui lui parlent d’un traitement qu’il aurait lui-même sollicité. Il doit prendre des cachets dont on lui dit qu’ils font de l’effet.
Dans la chambre il y a un bureau, sur le bureau des photographies et des manuscrits. Les photos sont celles de personnes que M. Blank a connues sans qu’il puisse dire de qui il s’agit. certaines de ces personnes semblent faire partie de ses visiteurs. Le manuscrit est le témoignage d’un homme en prison dans un pays qui ressemble aux Etats-Unis mais est cependant autre.
Au début j’ai trouvé la lecture de ce roman très déconcertante et l’atmosphère me donnait un sentiment de malaise. Qui sont ces gens ? Quel est leur lien avec M. Blank ? On comprend qu’il leur a fait du mal. Certains semblent lui en vouloir, d’autres pas. La quatrième de couverture (éviter de la lire si vous voulez conserver tout le suspens) donne un sérieux indice pour comprendre où Paul Auster veut en venir et pourtant il est arrivé à me faire douter pendant un bon moment.
Je pense que la lecture de Dans le scriptorium est plutôt à réserver à ceux qui connaissent déjà un peu l’oeuvre de Paul Auster du fait des nombreuses allusion qu’on y trouve à ses précédents romans. Ce n’est pas celle de ses oeuvres que j’ai préférée.
Pankaj Mishra, Désirs d’Occident, Buchet- Chastel
La modernité en Inde, au Pakistan, au Tibet et au-delà
Né en Inde en 1969, Pankaj Mishra vit aujourd’hui en Occident où il écrit pour des magazines littéraires. Les huit chapitres qui composent cet ouvrage ont, semble-t-il, été publiés préalablement dans la presse de façon séparée. Pour écrire ces reportages, l’auteur a voyagé à travers le sous-continent indien et dans les pays voisins. Il a rencontré divers responsables politiques, des membres de l’élite culturelle mais aussi de simples citoyens et les a interrogés sur l’évolution politique et économique de leur pays.
Cette façon de procéder m’a fait penser au travail de Naipaul (L’Inde, un million de révoltes) et je n’ai pas pu m’empêcher, tout au long de ma lecture, de faire des comparaisons. A ce jeu-là, c’est Naipaul qui gagne. Pankaj Mishra écoute et observe. A Allahabad, il rencontre une femme politique du Parti du Congrès qui prétend oeuvrer pour la promotion des pauvres paysans et qui lui parle surtout de ses séjours aux Etats-Unis. L’auteur transcrit les propos et les actes, parfois contradictoires mais ne pousse pas ses interlocuteurs dans leurs retranchements. Naipaul posait les questions justes qui obligent à réfléchir sur ses motivations et à ouvrir les yeux à ses propres incohérences. Il m’avait semblé en le lisant qu’être interrogé par Naipaul devait être un moyen de progresser pour une personne de bonne volonté.
Néanmoins Désirs d’Occident n’est pas sans intérêt. J’ai particulièrement apprécié la deuxième partie qui porte sur les progrès du fondamentalisme islamique en Inde (Cachemire), au Pakistan et en Afghanistan. Le chapitre sur le Cachemire venait à point nommé après ma lecture de Shalimar le clown (Salman Rushdie) pour mieux comprendre la difficile situation de cette région.
Dans cette partie, Pankaj Mishra montre bien comment le développement à deux vitesses qui permet à une minorité d’accéder à la consommation tandis qu’il laisse la majorité sur le bord de la route pousse les laissés-pour-compte de la croissance économique à se tourner vers des solutions extrémistes, islamisme dans les régions musulmanes mais aussi maoïsme au Népal (abordé dans la troisième partie). Le choix de l’islamisme est alors plus souvent l’expression d’un ressentiment social que d’une vraie conviction religieuse. D’autant plus que dans ces pays la modernisation s’est d’abord traduite par une généralisation de l’enseignement mais qu’ensuite la corruption omniprésente a réservé les postes correspondant aux diplômes obtenus aux enfants des dirigeants. On a donc ainsi créé une génération d’insatisfaits, enfants des classes modestes à qui on a permis de poursuivre des études sans leur offrir les débouchés correspondant à leurs aspirations.
Ce mal-développement qui précipite les pays dans la violence est d’ailleurs à mon sens beaucoup plus le sujet du livre que la modernité évoquée en couverture. En effet, le fil des Désirs d’Occident est parfois bien ténu, même en supposant que l’Occident se résume à la consommation.
Anonyme, Une femme à Berlin, Gallimard
Journal, 20 avril-22 juin 1945
Journaliste, Allemande, l’auteur avait une trentaine d’années au moment de la chute de Berlin à la fin de la deuxième guerre mondiale. Elle a tenu son journal de ces journées difficiles.
D’abord, alors que les Soviétiques sont aux portes de la ville, les Berlinois se terrent dans les caves par peur des bombardements. L’auteur qui loge sous les toits est hébergée par une veuve qui habite plus bas, ce qui lui permet de gagner rapidement la cave en cas d’alerte. Chacun a descendu avec soi ses objets les plus précieux. Quand on peut sortir on en profite pour faire la queue pour l’eau, pour la nourriture. Tous les efforts sont organisés dans l’optique de la survie.
Le 27 avril les premiers Soviétiques arrivent dans le quartier de l’auteur. Les bombardements sont terminés, les viols commencent. On estime à plus de 100 000 le nombre de Berlinoises victimes de viols en cette fin de guerre. Viols collectifs, viols à répétition, viols devenus presque banals puisque la première question entre deux femmes qui se rencontrent est à cette époque : « Alors, combien de fois? »
Aussi l’auteur du journal se met en quête d’un protecteur, un officier qui fera barrage aux autres hommes et qui l’approvisionnera en nourriture. Elle a des rudiments de Russe qui lui permettent de nouer des relations plus facilement avec les vainqueurs. Après le départ du premier officier, elle en recrute un deuxième.
A partir du 9 mai les Soviétiques quittent l’immeuble et l’auteur peut enfin dormir seule. A ce moment là elle est réquisitionnée, avec d’autres, pour participer à divers travaux : déblaiement des ruines, récupération de matériaux et de machines qui peuvent encore servir et qui sont expédiés vers l’URSS, lavage du linge de l’occupant…
Petit à petit un rationnement se remet en place : on touche des tickets, on peut acheter de la nourriture. L’eau revient dans l’immeuble.
Le journal s’arrête le 22 juin, juste après le retour de Gerd qui fut le compagnon de l’auteur. Gerd qui ne comprend pas ce qu’elle a vécu en son absence et qui le lui reproche : « Vous êtes devenues aussi impudiques que des chiennes, toutes autant que vous êtes dans cette maison. (…) C’est épouvantable d’avoir à vous fréquenter. Vous avez perdu tout sens des normes et des convenances. »
Quand cet ouvrage est paru pour la première fois en Allemand, en 1957, il a suscité le même genre de réactions et l’auteur a été accusée d’immoralité éhontée. Ce qui a choqué, c’est la façon presque froide dont les faits sont racontés. L’auteur est un témoin qui ne cache rien : les compromissions et la lâcheté mais aussi la solidarité. Elle-même apparaît comme une personne qui réfléchit, prête à beaucoup pour survivre mais pas à n’importe quoi. Je la trouve admirable car très courageuse. Un document frappant qui me donne envie d’en lire plus sur ces événements.
Salman Rushdie, Shalimar le clown, Plon
En 1991, à Los Angeles, Maximilen Ophuls, ancien héros de la résistance française, ancien ambassadeur des Etats-Unis en Inde, chef des services américains de lutte anti-terroriste est assassiné devant chez sa fille India par son chauffeur qui répond au pseudonyme de Shalimar le clown. Shalimar est connu pour être un terroriste islamiste international aussi on pense d’abord à un crime politique. La réalité est en fait toute autre.
Pour la découvrir, Salman Rushdie nous emmène sur les traces de quatre personnages dont il nous raconte les histoires : Maximilien Ophuls, Shalimar, India et Boonyi, la femme qui fait le lien entre eux tous. Derrière eux nous voyageons jusqu’au nord de l’Inde, au Cachemire, où se croisent tous les fils de l’existence des protagonistes de ce roman.
Nous découvrons ce paradis terrestre sans précédent que, dit un personnage « nous avons décidé, afin de ne pas avoir l’air de nous vanter devant des étrangers, d’appeler Cachemire ! » où musulmans et hindous vivaient en paix, les musulmans priant des saints et les hindous mangeant de la viande. Salman Rushdie nous montre comment, petit à petit, tout cela a disparu après la partition. Le Cachemire se retrouve déchiré entre l’Inde et le Pakistan; l’armée indienne s’installe pour maintenir l’ordre; le terrorisme islamiste se développe, soutenu par les services secrets pakistanais, alimenté par la guérilla afghane financée par les Etats-Unis. L’engrenage de la violence touche chaque village et chaque famille et bientôt tous ont de bonnes raisons de vouloir se venger. Au besoin les ressentiments et les haines personnels servent d’excuse.
L’imagination du romancier se greffe sur des situations historiques et politiques réelles ce qui rend le tout très convainquant. Salman Rushdie manie l’ironie et l’humour, de plus en plus noir à mesure qu’on avance. J’ai beaucoup aimé ce livre. Je crois que je vais relire du Salman Rushdie prochainement.
Zlata Filipovic et Melanie Challenger, Paroles d’enfants dans la guerre, XO éditions
Journaux intimes d’enfants et de jeunes gens, 1914-2004
Née à Sarajevo, Zlata Filipovic a tenu son journal pendant la guerre qui a frappé son pays à partir de 1991. En 1993 ce journal est publié et Zlata connaît la célébrité. Avec sa famille elle quitte Sarajevo à ce moment-là. Depuis elle s’est engagée avec l’ONU pour la préservation de la paix.
Avec Melanie Challenger elles présentent dans ce recueil des journaux d’enfants ou de jeunes gens pris dans différents conflits du 20° et du début du 21° siècle dans le monde. Cela va de Piete Kuhr, une petite Allemande témoin de la première guerre mondiale à Hoda Thamir Jehad jeune Irakienne au moment de l’intervention américaine contre Saddam Hussein. Il y a aussi des journaux de très jeunes combattants (20 ans) pendant la deuxième guerre mondiale, au Vietnam.
Cela semble une évidence de dire que la guerre raccourcit les enfances et fait mûrir prématurément. C’est bien ce que montre chacun de ces journaux, parfois de façon poignante quand les petits rédacteurs n’ont pas survécu aux événements qu’ils relatent.
A sa mère qui la réprimande parce qu’elle pleure à l’annonce de la mort d’un jeune soldat de leurs connaissances et qui lui demande de ne pas oublier qu’il est mort en héros, Piete Kuhr répond : « Je ne l’oublierai sûrement pas. En fait, si je pleure, ce n’est pas parce que nos soldats meurent en héros, mais simplement parce qu’ils meurent tout court. Plus de matin, plus de soir, ils sont morts. Quand le fils d’une mère meurt, elle sanglote à fendre l’âme, non parce qu’il est mort en héros, mais parce qu’il est parti, et qu’il est sous terre. Il ne s’assoira plus à table, elle ne lui coupera plus une tranche de pain, elle ne raccommodera plus ses chaussettes. Elle ne peut pas dire « merci » sous prétexte qu’il est mort en héros. (S’il te plaît, maman, ne te fâche pas contre moi). »
L’auteur de ces lignes avait 12 ans. J’ai particulièrement apprécié les extraits de son journal. Elle montre une grande ouverture d’esprit et le courage de ses opinions. Le résumé de sa vie qui suit ces extraits nous apprend qu’elle n’a pas changé en devenant adulte.
Autre guerre, autre témoin. Ed Blanco est un jeune Américain. En 1967, à l’âge de 19 ans, il s’est engagé pour un an au Vietnam. Il tue et il voit ses camarades mourir autour de lui. La note qui suit son journal nous apprend que « au moment même où il retrouvait le sol américain, en Californie, Ed Blanco se vit refuser un verre de bière dans un bar, au prétexte qu’il n’était pas majeur, bien qu’il soit en uniforme et vétéran du Vietnam. » Assez âgé pour se battre mais trop jeune pour boire de l’alcool. Cette anecdote montre bien toute l’absurdité de la guerre et l’hypocrisie de systèmes qui prétendent protéger la jeunesse (bien sûr qu’au Vietnam on ne lui a pas demandé ses papiers pour lui servir à boire).
La postface nous rappelle qu’aujourd’hui plus de 250 000 enfants soldats combattent à travers le monde. Que depuis 2003 plus de 11.5 millions d’enfants ont été déplacés à l’intérieur de leur pays et 2 400 000 contraints à l’exil. Que les mines antipersonnel blessent ou tuent 8 à 10 000 enfants chaque année. C’est donc un sujet d’actualité. Et un livre intéressant car les auteurs ont choisi des journaux représentatifs des conflits abordés.
Nina Lougovskaïa, Journal d’une écolière soviétique, Robert Laffont
Née le 25 décembre 1918 à Moscou, Nina Lougovskaïa a tenu un journal intime entre octobre 1932 et janvier 1937. Son père est un socialiste révolutionnaire inquiété par le régime de Staline. A partir de mars 1933 son passeport intérieur lui est retiré et il ne peut plus résider à Moscou ; en novembre 1935 il est arrêté ; le 4 janvier 1937 l’appartement familial est perquisitionné et le journal intime de Nina fait partie des objets confisqués à cette occasion. S’en suit l’arrestation de la mère et des trois filles et leur condamnation à cinq ans de goulag suivie de cinq ans d’assignation à résidence dans la Kolyma. Réhabilitée en 1963 pour « manque de preuves » Nina Lougovskaïa est devenue artiste peintre. Elle est morte en 1993. Son journal intime a été retrouvé après sa mort dans les archives du NKVD ouvertes au public après la chute de l’URSS. Il est un témoignage de la vie quotidienne d’une adolescente à Moscou, au milieu des années 30.
Tout d’abord, les préoccupations de Nina sont celles, intemporelles, de nombre d’adolescentes. Elle se trouve laide, voire repoussante et envie ses soeurs aînées et ses camarades de classe. Elles, sont si mignonnes, et bien dans leur peau, et à l’aise avec les garçons. Car Nina est obnubilée par les garçons. Tour à tour elle tombe amoureuse de plusieurs garçons de sa classe, elle a le béguin pour des étudiants, camarades de ses soeurs. Elle les observe, détaillant leurs attraits physiques et leur caractère. En classe elle fait circuler des petits mots en direction de ses amies pour échanger leurs opinions sur tel ou tel.
L’école est aussi un grand soucis de Nina. Elle n’a pas de très bons résultats, est âgée de deux ans de plus que ses camarades et cherche un moyen d’en finir au plus vite avec sa scolarité secondaire. Elle alterne les périodes de découragement où elle cesse d’aller en cours et les périodes d’enthousiasme où elle décide de travailler d’arrache-pied (bien souvent, semble-t-il, cela ne dépasse pas ce stade de la décision).
Cet aspect du journal est intéressant car il montre une permanence des sentiments de l’adolescence. De plus Nina écrit plutôt bien. Cependant, au bout d’un moment, j’ai commencé à trouver que cela devenait répétitif et lassant.
L’aspect le plus intéressant du journal, c’est celui qui attiré l’oeil de la police politique : des passages entiers en ont été soulignés par un inspecteur du NKVD et ont servi de preuves confirmant les opinions contre-révolutionnaires de Nina. Quand elle écrit au sujet de Staline :
« J’ai rêvé à la façon dont je le tuerais, ce dictateur. Les promesses qu’il fait à la Russie, ce salaud, cette ordure, alors qu’il la mutile, ce vil Géorgien ! « On comprend qu’un régime totalitaire ne puisse pas laisser passer de tels propos. Mais est aussi retenu contre elle le fait qu’elle dise que, bien qu’ayant pitié d’eux, elle ne se sent aucun point commun avec le peuple et les masses ouvrières. Où les nombreux moments où elle pense plus ou moins sérieusement au suicide.
C’est au moment où le journal s’arrête, où sa vie va prendre un tour dramatique que j’aimerais le plus pouvoir suivre Nina dans sa déportation.
Daya Pawar, Ma vie d’intouchable, La découverte
Daya Pawar est un intouchable de la caste des Mahâr. Il est né vers 1935. Dans ce récit écrit en 1978, il se souvient de sa jeunesse jusque vers l’âge de 25 ans. Après avoir passé sa petite enfance à Bombay, il grandit ensuite à Dhâmangâv, le village de sa famille, dans le mahârvâdâ, le quartier réservé aux Mahâr.
Dans la société villageoise traditionnelle, les Mahâr ont une obligation de service coutumier aux castes supérieures : « Porter les impôts au chef-lieu, courir devant le cheval des hauts-fonctionnaires en tournée au village puis soigner et nourrir leur monture, faire le garde-champêtre, s’il y avait un décès, aller l’annoncer dans les autres villages, débarrasser des bêtes mortes, couper du bois, jouer de la musique à la foire annuelle, accueillir le marié à l’entrée du village, etc. ».
Pour leur peine, ils reçoivent le balute, une part de la récolte de grain des cultivateurs du village, qu’ils doivent mendier et qui fait d’eux les obligés de ces hautes castes d’agriculteurs. Cependant, bien qu’ils soient méprisés par ceux qu’ils servent, ils leur sont nécessaires aussi car ils ont un rôle religieux (ils allument les feux de holi). Daya Pawar montre bien l’extrême complexité des relations entre castes et sous-castes.
Ce qui frappe aussi, c’est la violence des relations dans cette société traditionnelle. Au village on vit sous l’oeil des autres, famille élargie et voisins. Pas de vie privée, très peu de possibilités de choix personnels. La plupart des hommes Mahâr sont rongés par l’alcoolisme.
Dans cet extrême dénuement, le jeune Daya Pawar grandit avec le goût de l’étude. Il est poussé dans cette voie par sa mère, veuve de bonne heure, prête à se sacrifier pour ce fils adoré. C’est ainsi que nous le voyons s’éloigner du village pour poursuivre sa scolarité, souffrant du mépris de ses condisciples de meilleure origine.
Si le contenu sociologique et historique est fort intéressant, ce récit souffre de son style chaotique. Daya Pawar saute du coq à l’âne par associations d’idées et j’ai eu parfois du mal à suivre le cours de sa pensée. Pourtant, dans la préface, l’éditeur nous informe qu’il a regroupé « des épisodes de la même période éparpillés au hasard ».
L’autre chose qui m’a déconcertée ce sont les comparaisons inhabituelles (« Il s’est abattu comme quelqu’un qu’on jette dans une cascade »). Je me suis demandée s’il s’agissait d’un défaut de traduction. Ou d’une tentative pour rendre la langue marathie ? Pas de réponse à cette question dans la préface.
Malgré ce style pas toujours agréable l’ouvrage se lit facilement grâce à son contenu.
M. M. Kaye, L’ombre de la lune, Albin Michel
Une histoire d’amour contrarié sur fond de révolte des cipayes.
Winter de Ballesteros est née en Inde mais, orpheline de bonne heure, elle a ensuite été élevée en Grande-Bretagne, dans la famille de sa mère. Là, la seule affection qu’elle reçoit est celle de son arrière-grand-père. Le plus souvent elle est en butte à la jalousie et au mépris de sa tante et de sa cousine aussi elle se réfugie dans la nostalgie de son pays natal et elle rêve que quand elle sera enfin adulte elle pourra y retourner pour épouser Conway Barton, résident de Lunjore auquel elle est promise depuis l’âge de onze ans.
Quand Winter atteint 17 ans, son fiancé envoie son assistant, le capitaine Alex Randall pour la ramener en Inde. Hélas, quand elle y arrive son beau rêve s’écroule : Conway ne s’intéresse qu’à sa fortune, la vie dissolue qu’il mène depuis vingt ans en a fait un alcoolique bouffi et elle est amoureuse d’Alex Randall ! Comble de malchance nous sommes en 1857 et la révolte des cipayes se profile à l’horizon.
De cet épisode historique M. M. Kaye a choisi de nous montrer les aspects les plus tragiques. Elle met l’accent sur l’incapacité et l’aveuglement de nombre de dirigeants et officiers britanniques, surs de leur bon droit et de leur supériorité, persuadés que nul ne songerait à contester leur domination. Enfin elle nous fait trembler avec l’horreur des massacres de civils à l’arme blanche.
Cela se lit facilement et c’est palpitant mais c’est avant tout une histoire romantique où l’Inde et la révolte des cipayes apportent la touche exotique et pathétique.