L’écrivain albanais Ismaïl Kadaré est mort le 1er Juillet 2024. Il était né en 1936 à Gjirokastër qui était aussi la ville natale du dictateur Enver Hodja (1908-1985). Il écrit ses premiers vers à 12 ans puis étudie les lettres à Tirana et Moscou. Il a écrit une cinquantaine de titres (romans, nouvelles, poèmes, essais, théâtre) traduits en plus de 45 langues. Au long de sa carrière on lui a reproché d’être trop complaisant envers la dictature communiste. Lui disait qu’il voulait seulement écrire « dans des conditions horriblement difficiles » une littérature « normale ». Dans le numéro de septembre 2024 de La Chronique d’Amnesty International, Pierre Haski raconte que Kadaré a très peu publié dans les années 1980 en raison de la censeure qui l’aurait contraint à trop de coupes. Il avait fait passer ses manuscrits à son éditeur parisien, Fayard, dont le patron, Claude Durand, était venu en vacances en famille en Albanie et avait ramené les textes cachés dans le double fond de sa valise. C’était au cas où il arriverait quelque chose à l’écrivain.
Chronique de la ville de pierre. La ville de pierre c’est Gjirokastër, ville natale d’Ismaïl Kadaré, jamais nommée ici. Une ville où même les toits sont « couverts de plaques de pierre, grise, semblables à de gigantesque écailles ». Le narrateur est un jeune garçon qui passe encore beaucoup de temps en compagnie des femmes. Avec la ville de pierre elles sont les personnages principaux de ce roman en partie autobiographique. Mère, grand-mère, tantes, voisines, elles se réunissent chez les unes et les autres pour échanger nouvelles et ragots qui montrent généralement que rien ne va plus. La mère Pino ponctue chaque information de « C’est la fin de tout ». Il y a beaucoup d’humour dans les répétitions ressassées de cette vieille commère : « C’est fou, dit la mère Pino. On ne sait plus de qui se méfier d’abord ».
Le récit se déroule pendant la seconde guerre mondiale, quand la ville est occupée alternativement par les Italiens et les Grecs avant de passer aux mains des Allemands. Les forces d’occupation imposent le black out et placardent des avis d’interdiction. La cave de la grande maison familiale sert d’abri contre les bombardements à tout le quartier. A la fin de la guerre ce sont les jeunes maquisards communistes qui prennent le pouvoir, remettant en cause le pouvoir traditionnel des anciens :
« Il paraît qu’on fait maintenant une nouvelle sorte de guerre dit [Djedjo]. Je ne sais pas comment ils appellent ça, la lutte aux classes ou la lutte des classes. Ca, pour une guerre, oui, que c’en est une, ma bonne Selfidjé. Pas comme les autres. Les frères s’entre-tuent et le fils abat son père. Et dans sa maison même, à table. Il le fixe un moment dans les yeux, puis lui dit qu’il ne le reconnaît plus comme son père, et lui loge une balle dans la tête.
– C’est la fin de tout ! dit la mère Pino (…)
– Voilà, ma chère Selfidjé, dit Djedjo. Nous croyions en avoir fini avec tous ces troubles, mais à ce qu’il semble, le plus pénible reste encore à endurer. Tu te souviens d’Enver, le fils des Hodja ?
– Celui qui est allé étudier dans le pays des Francs ? Bien sûr que je m’en souviens.
– Moi aussi, dit la mère Pino.
– Eh bien, on dit que c’est lui qui dirige maintenant le combat. Et c’est lui aussi qui a, paraît-il, inventé cette nouvelle guerre dont je te parlais tout à l’heure.
– J’ai de la peine à y croire, dit grand-mère. C’était un garçon si bien élevé ».
Le narrateur vit dans un environnement traversé de merveilleux : les femmes craignent les jeteurs de sorts, prédisent l’avenir à l’occasion ; la ville, la maison, des objets du quotidien sont doués d’une volonté propre. Avec son ami Illyr ils arpentent le quartier tachant de comprendre les événements à l’aune de ce qu’ils voient et entendent. Le jeune garçon est un amoureux des mots attaché à percer leur sens profond. Grâce au frère aîné d’Illyr, un étudiant, il a accès à des livres.
Gjirokastër
J’ai beaucoup apprécié cette lecture que j’ai trouvée souvent drôle même si les événements décrits ne le sont pas toujours. J’ai apprécié ce petit aperçu sur l’histoire albanaise que je connais fort peu. Le texte est par enfin fort bien écrit avec des accents poétiques :
« Le dimanche était uniformément étendu sur la ville. On eût dit que le soleil, projeté sur la terre, avait volé en éclats et que partout, dans les rues, sur les vitres des fenêtres, dans les flaques d’eau et sur les toits, étaient retombés des morceaux de lumière humides. Il me revenait à la mémoire un jour lointain où grand-mère avait écaillé un gros poisson. Ses avants-bras étaient couverts d’écailles. J’avais eu alors l’impression que tout son corps était dimanche. Par contre, quand mon père se mettait en colère,
il était mardi ».
Bien que certains quartiers de Gjirokastër aient encore un aspect très rural cette lecture me permet de participer au défi Sous les pavés les pages, organisé par Ingannmic et Athalie.