Au printemps 1968, Gil Kemeid, père de l’auteur, jeune Québecois d’origine libanaise, s’envole pour l’Europe. Il a le projet d’y acheter une Vespa et de longer la Méditerranée jusqu’au Liban. Peu de temps avant son départ Gil a rencontré Carole dont il est tombé très amoureux. Il part quand même mais lui envoie tout au long de son périple un grand nombre de cartes postales pour qu’elle ne l’oublie pas. Olivier Kemeid s’appuie sur ces archives familiales pour rédiger le présent livre qui est loin de n’être qu’un récit de voyage.
L’auteur nous présente aussi un aperçu de l’histoire des lieux traversés. Il s’agit d’abord de faits contemporains du voyage. Ainsi Gil arrive en France au début des événements de Mai 68 et y séjourne deux mois, pestant contre les grèves qui entravent ses projets. Grand admirateur de de Gaulle depuis « Vive le Québec libre ! » il critique les jeunes révoltés. L’auteur analyse le positionnement politique de son père, conservateur par refus du conformisme. A sa fin le voyage est borné par l’écrasement d’une autre révolte, le Printemps de Prague. C’est au moment même où les chars russes entrent en Tchécoslovaquie que Gil avait prévu de traverser le pays.
Olivier Kemeid ne s’arrête pas au temps présent du voyage de son père. Il est question aussi de faits plus anciens ou survenus depuis 1968. Je découvre ainsi l’épuration ethnique qui a frappé les mususlmans de Bulgarie en 1989 et forcé 360 000 d’entre eux à quitter leur pays pour la Turquie. Puisque Gil longe la Méditerranée jusqu’en Turquie c’est l’occasion de parler du sort des migrants qui aujourd’hui tentent le déplacement inverse au sien.
Quasiment tout est sujet à digression pour l’auteur ce qui donne un livre riche mais pas toujours évident à suivre, d’autant plus que les phrases s’étirent souvent sur deux ou trois pages. Olivier Kemeid écrit une langue proche de l’oral avec ses circonvolutions. Je vois qu’il est par ailleurs auteur pour le théâtre. Malgré cela c’est une lecture que j’ai appréciée. J’ai apprécié l’érudition de l’auteur et le fait que la rédaction de ce livre ait été aussi pour lui une façon de voyager en pensée avec son père décédé.
Mary Beard, Imperator, Seuil
Une histoire des empereurs de Rome. Mary Beard est professeure émérite d’histoire romaine à Cambridge. Dans cet ouvrage elle nous présente les empereurs et la fonction impériale de 44 av. JC. (assassinat de Jules César) à 235 (fin du règne de Septime Sévère). Entre ces deux dates l’empire romain est d’une grande stabilité politique. Près de trente empereurs se succèdent sur cette période mais l’autrice ne nous les présente pas exhaustivement : elle procède de façon transversale, par thématiques, abordant, par exemple, les principes fondamentaux de l’autocratie et les modes de succession mais aussi les repas, la cour impériale et ceux qui la constituent, esclaves et proches de l’empereur, le travail et les loisirs de l’empereur, ses déplacements à l’étranger…
J’ai trouvé que c’était un ouvrage de vulgarisation très accessible. Parce qu’il est écrit dans une langue courante, utilisant parfois des expressions familières et que le propos est illustré de très nombreuses anecdotes où les faits et gestes des empereurs sont comparés à l’occasion à ceux de dirigeants contemporains, la lecture est plaisante. De par la distance chronologique qui nous en sépare, l’antiquité m’est toujours apparue comme une époque exotique. C’est le talent de Mary Beard de rendre ses personnages vivants et, de ce fait, plus humains. Mais les anecdotes sont aussi analysées, permettant un second niveau de lecture. En pointant les réputations qui émanent de la légende dorée ou noire, l’autrice montre comment cette légende a pu se construire et perdurer à travers le temps, ce que les rumeurs ou la propagande nous disent de l’image de l’empereur que pouvaient se faire les contemporains.
Le livre est illustré des photos des monuments ou statues évoquées. La description des lieux dont il est question a réveillé chez moi une vieille envie d’aller à Rome.
Enfin son travail a amené Mary Beard à s’interroger sur les régimes autoritaires de toutes les époques. Elle en tire la conclusion que « ce n’est pas la violence ou la police secrète, ce sont la collaboration et la coopération -consciente ou naïve, bien intentionnée ou non- qui permettent à l’autocratie de perdurer ».
Daniel Lee, Le fauteuil de l’officier SS, Liana Levi
Daniel Lee est un historien britannique de la seconde guerre mondiale, spécialiste de l’histoire des Juifs de France et d’Afrique du nord pendant la shoah. En 2011 il a connaissance d’une liasse de documents nazis -marqués de la croix gammée- cachés dans l’assise d’un fauteuil et découverts à l’occasion de son retapissage. Ces documents, qui lui sont confiés par la propriétaire du fauteuil (acheté à Prague en 1968) sont les papiers de Robert Griesinger (1906-1945). Daniel Lee décide de mener l’enquête sur ce nazi. Cet ouvrage présente les étapes, les difficultés et les résultats de cette recherche.
Né à Stuttgart dans une famille conservatrice et nationaliste, Robert Griesinger est longtemps un élève médiocre. Il fait des études de droit et commence à travailler dans l’administration allemande en 1933. Il est ambitieux et adhère à la SS pour booster sa carrière. J’apprends que la SS est un organisme complexe dont le fonctionnement est encore mal connu. Robert Griesinger fait partie de l’Allgemeine SS -la SS générale-, différente de la Waffen SS. L’organisation encadre de près sa vie et celle de sa famille. Quand il veut se marier sa fiancée doit présenter tout un dossier avec arbre généalogique et certificats médicaux avant d’être agréée. Leurs loisirs sont encadrés et il participe à des réunions hebdomadaires de formation idéologique. On touche du doigt ce qu’est un régime totalitaire.
Au fil de ses affectations, Robert Griesinger travaille à la Gestapo du Wurtemberg, est mobilisé à la frontière franco-allemande pendant la Drôle de guerre puis participe à l’invasion de l’URSS en 1941 avant d’être nommé à Prague au ministère de l’économie et du travail. L’auteur se questionne tout du long sur la participation de son personnage aux crimes du nazisme. S’il ne trouve aucune preuve que celui-ci ait directement tué sa conclusion est cependant que Robert Griesinger, au minimum, ne pouvait pas ignorer ce qui se passait à côté de lui ou sous ses ordres. A la Gestapo de Stuttgart il encadre l’arrestation des opposants, en Ukraine des hommes de son unité participent à l’assassinat de Juifs aux côtés de l’Einsatzgruppe C, à Prague il est chargé de réquisitionner pour le travail forcé. Aucun doute, il est mouillé jusqu’au cou.
« Le rôle dans la guerre et le génocide de ces nazis semble avoir disparu des sources historiques. Redonner texture et autonomie à Griesinger, agent du crime, c’est lui permettre d’incarner les milliers de nazis anonymes dont la culpabilité est immense, qui ont détruit tant de vies, et sur lesquels on n’a jamais rien écrit ».
Lors de son enquête Daniel Lee a rencontré des membres de la famille de Robert Griesinger, dont ses deux filles. Âgées de 8 et 5 ans à la mort de leur père elles ont peu ou pas de souvenirs de lui. C’est l’auteur qui leur apprend qu’il était nazi, ce qu’elles ignoraient et sur lequel elles ne s’étaient, semble-t-il, pas interrogées. Ces femmes âgées semblent avoir bien du mal à intégrer cette information sur leur père.
Il m’a fallu un peu de temps pour entrer dans cette lecture. L’enquête démarre doucement, Daniel Lee tire tous les fils qu’il trouve et j’ai craint qu’il ne parte dans tous les sens pour peu de résultat. Et puis ce n’était peut-être pas une bonne idée de lire coup sur coup deux livres sur des nazis. Finalement j’y ai trouvé des choses qui m’ont bien intéressée, particulièrement les conditions de vie quotidienne d’une famille de fonctionnaire nazi.
Edith Sheffer, Les enfants d’Asperger, Champs
Le dossier noir des origines de l’autisme
Après que son fils ait été diagnostiqué autiste, l’historienne étasunienne Edith Sheffer s’est intéressée à la personne du docteur Asperger (1906-1980). le résultat est ce passionnant ouvrage qui traite de l’Autriche pendant la période nazie (Asperger était Autrichien), de la pédopsychiatrie en Autriche à la même époque, de l’assassinat des enfants handicapés en Autriche sous le III° Reich, de la place et du rôle que Hans Asperger y a joué.
L’Autriche nazie : Avant même l’Anschluss, beaucoup d’Autrichiens espéraient le rattachement de leur pays à l’Allemagne. Les chars allemands franchissant la frontière en 1938 furent accueillis par des foules en liesse. Les nazis autrichiens déchantent cependant rapidement car les meilleures places dans l’administration sont prises par des Allemands. A Vienne les violences contre les Juifs prennent une forme particulièrement brutale. Plus tard les Autrichiens ont joué un rôle important dans les massacres de masse. Je découvre ceci.
La pédopsychiatrie en Autriche pendant la période nazie : A partir de 1934, des médecins autrichiens commencent à émigrer pour des raisons raciales ou politiques. Après l’Anschluss, d’autres sont interdits d’exercer. Au total deux-tiers des médecins de Vienne, 70 % des pédiatres, trois-quart des psychiatres et psychanalystes perdent leur poste. Ceux qui restent -comme Asperger- profitent de promotions rapides.
Les nazis veulent forger un homme nouveau. Pour cela les enfants sont embrigadés dans des organisations de jeunesse (Jeunesses hitlériennes). On attend d’eux qu’ils participent aux activités avec entrain, qu’ils y montrent leur attachement à faire partie du Volk -peuple allemand. Ce sentiment social est appelé Gemüt. Les enfants qui n’obéissent pas aux consignes, qui embêtent leurs camarades, sont supposés manquer de Gemüt. Les psychiatres nazis sont chargés de diagnostiquer pourquoi. Les causes peuvent être extérieures : l’enfant vient d’une famille qui connaît des difficultés sociales. Dans ce cas il peut être rééduqué en étant envoyé en maison de correction, plus tard en camps de concentration si cela ne suffit pas. Les causes peuvent aussi être intérieures : l’enfant est handicapé, souffre de « psychopathie autistique », il est inéducable. Mais Asperger remarque que certains de ces enfants sont supérieurement intelligents alors que d’autres sont idiots. Les capacités des premiers peuvent être utiles au Reich tandis que les seconds doivent être éliminés pour le bien du Volk, de leurs parents et même le leur.
L’autrice présente le III° Reich comme le « régime du diagnostic » : l’État nazi a trié la population en catégories et a basé ses persécutions et assassinats sur ce tri. Le régime nazi a entrepris de ficher ses citoyens. C’est l’inventaire héréditaire qui croise les données des livrets ouvrier et de santé, des recensements, des dossiers médicaux transmis par les hôpitaux… Des millions de personnes ont ainsi été répertoriées (et tout ça sans l’internet!). Ce sont aussi des choses que je découvre.
L’assassinat des enfants handicapés : J’ai déjà dit plus haut que, pour les nazis, il convient de protéger le Volk des enfants manquant de Gemüt. A Vienne ces derniers sont envoyés à Spiegelgrund, un hôpital qui sert à la fois de maison de redressement et de centre de mise à mort. 789 enfants y ont été assassinés ce qui en fait le deuxième plus grand centre de mise à mort d’enfants du Reich. Il ne s’agit pas d’une mort rapide. Les enfants sont victimes de mauvais traitements, de malnutrition et d’injections qui les affaiblissent et entraînent leur mort -qui est bien le but recherché. Des « expériences médicales » sont menées sur eux. Les enfants internés dans la partie maison de correction sont victimes de mauvais traitements qui s’apparentent à de la torture, incités à être « volontaires » pour la stérilisation, menacés d’être envoyés au pavillon 15 -pavillon de la mort. Des témoignages d’anciens pensionnaires survivants montrent les traumatismes profonds qui en ont résulté. Ce n’est que dans les années 1990 que leurs souffrances ont été reconnues. La violence qui s’est déchaînée au Spiegelgrund est telle que des passages sont douloureux à lire, d’autant plus que l’autrice a eu accès à des dossiers médicaux de victimes et nous en présente quelques unes dans leur individualité.
Et le docteur Asperger, dans tout ça ? Il apparaît comme un médecin qui a profité de la conjoncture de l’éviction des Juifs pour arriver à un niveau de responsabilités qu’il n’aurait sans doute pas atteint dans des circonstances normales. S’il n’a pas participé directement à la mise à mort, il ne pouvait pas ignorer ce qu’il advenait des enfants qu’il envoyait à Spiegelgrund. Ses diagnostics apparaissent comme entachés de préjugés sociaux et sexistes et il est beaucoup plus indulgent avec les enfants d’origine bourgeoise et les garçons qu’avec les enfants d’ouvriers ou les filles. Je suis particulièrement choquée par la façon dont les filles sont discriminées. Edith Sheffer nous présente les cas de plusieurs adolescents et adolescentes, jeunes patients du docteur Asperger aux mêmes symptômes et les analyses de celui-ci. Le fait qu’un garçon utilise un vocabulaire recherché ou invente des mots est la preuve d’une grande intelligence et d’une vive imagination. Quand c’est une fille qui fait la même chose, il s’agit d’une affectation maniérée qui empêche son intégration au Volk. L’intelligence des garçons étant bien supérieure à celle des filles -surtout après la puberté de ces dernières, à cause des cycles menstruels-, et les autistes étant supérieurement intelligents, les filles ne peuvent pas être autistes.
« La personnalité autistique est une variante extrême de l’intelligence masculine ». Hans Asperger
C’est peu de dire que la lecture de cet ouvrage m’a rendu le docteur Asperger antipathique.
A la fin de la guerre Asperger, qui n’a jamais adhéré au parti nazi, est épargné par la dénazification -peu virulente en Autriche- et poursuit sa carrière.
A partir de 1981, le nom de « syndrome d’Asperger » s’impose petit à petit pour désigner un trouble du spectre autistique. L’autrice présente les erreurs d’interprétation qui ont conduit à cet honneur immérité.
J’ai trouvé la lecture de cet ouvrage fort intéressante. Edith Sheffer a mené une étude large où Asperger n’est qu’un personnage parmi d’autres ce qui fait que j’ai appris des choses sur le nazisme, particulièrement en Autriche. J’ai apprécié que l’autrice nuance son jugement, tente de comprendre ce qui avait motivé les agissements d’Asperger sans jamais faire preuve d’indulgence face à sa responsabilité dans un crime de masse.
William Dalrymple, Le dernier moghol, Petite bibliothèque Payot
Les moghols sont la dynastie qui régna sur le nord de l’Inde à partir de 1526. Le dernier moghol, l’empereur Bahadur Shah Zafar II, après avoir perdu pratiquement tous ses pouvoirs, fut finalement destitué et emprisonné par les Britanniques suite à sa participation à la révolte des cipayes en 1857. Le dernier moghol est le récit des événements de cette révolte qui concernent la ville de Delhi, où vivait Zafar. Pour ses recherches -qui ont duré quatre ans- William Dalrymple a travaillé à partir de documents encore inexploités, les mutiny papers, conservés aux archives nationales de l’Inde. Le résultat est passionnant.
William Dalrymple rappelle d’abord le contexte de la présence britannique en Inde, colonisation privatisée sous l’égide de l’East India company. Au début du 19° siècle, les relations entre populations locales et employés de la compagnie changent. Alors qu’au siècle précédent de nombreux Britanniques adoptaient les moeurs indiennes et se mettaient en ménage avec des Indiennes (ce que Dalrymple raconte dans Le moghol blanc), au 19° siècle ces habitudes disparaissent, le colonisateur jette sur la culture indienne un regard de plus en plus méprisant et cherche à imposer sa religion.
La révolte des cipayes éclate en 1857 dans le nord de l’Inde. C’est d’abord une révolte religieuse. Les cipayes sont les soldats indiens de l’East India company. On leur a fourni de nouvelles cartouches dans lesquelles ils doivent mordre. Or la rumeur circule qu’elles contiennent de la graisse de porc (animal impur pour les musulmans) et de vache (sacrée pour les hindous). A Meerut les cipayes se révoltent, des chrétiens sont massacrés.
Le 11 mai 1857 des mutins investissent Delhi. Là aussi, les chrétiens sont massacrés. Il s’agit d’abord de Britanniques mais aussi d’Indiens convertis. Les Européens convertis à l’islam sont épargnés. Zafar est sommé de se mettre à la tête de la révolte. C’est un vieil homme de plus de 80 ans. Il désapprouve mais ne peut refuser. Il sert en quelque sorte de caution morale mais ne commande pas grand chose.
Pendant quatre mois Delhi reste aux mains des révoltés. Elle attire de nouvelles troupes mutinées qui pillent les habitants. Ceux-ci écrivent à l’empereur pour se plaindre. Ce sont ces mutiny papers qui ont servi de source à William Dalrymple et qui montrent un fossé croissant entre les habitants de Delhi et les cipayes. En fait il y a trois camps : les cipayes et les Britanniques occupés à se battre et les habitants pris entre deux feux qui subissent au quotidien les conséquences de toutes ces violences.
En septembre 1857 des troupes britanniques renforcées prennent Delhi. L’heure de la vengeance a sonné pour des officiers fanatisés qui ont parfois perdu des proches au début de la révolte. A leur tour ils vont massacrer et sans discernement, anti et pro-anglais. La couleur de la peau est le seul critère. Leurs journaux et les courriers qu’ils adressent à leurs familles montrent leur absence de remords et le sentiment de supériorité raciale qui les habite. On massacre en bon chrétien, convaincu d’avoir Dieu de son côté. Finalement Delhi est en partie rasée, des trésors architecturaux disparaissent. Zafar jugé et chargé de toutes les responsabilités est exilé en Birmanie où il meurt en 1862.
J’ai trouvé cet ouvrage très intéressant et facile à lire avec beaucoup de témoignages qui le rendent vivant. William Dalrymple montre bien les méfaits de la colonisation, la façon dont leur prétendue supériorité a conduit les Britanniques à se comporter en véritables sauvages et le gâchis qu’il en est découlé à tous points de vue.
Annette Wieviorka, Maurice et Jeannette, Fayard
Biographie du couple Thorez
Les congés de fin d’année m’ont donné l’occasion de terminer enfin Maurice et Jeannette dont la lecture n’avançait guère. Je l’ai trouvé très intéressant mais j’avais besoin de pouvoir m’y plonger à tête reposée.
Lire l’histoire de Maurice Thorez et Jeannette Vermeersch c’est lire l’histoire du PCF des années 20 aux années 60 et, pour certains épisodes (le Front populaire, la IV° République), celle de la France. Maurice est le personnage principal. C’est un homme charismatique au contact facile et que beaucoup apprécient. Jeannette est plus en retrait. Je suis frappée de voir à quel point le parti communiste français, comme les autres partis, a laissé peu de place aux femmes en politique. L’un et l’autre sont des staliniens convaincus que rien ne fait dévier de leur attachement pour « l’homme que nous aimons le plus » alors même que l’URSS évolue après l’arrivée au pouvoir de Khrouchtchev.
Annette Wieviorka s’est attachée à ses personnages qu’elle défend contre les accusations malveillantes qui ont été portées contre eux : Maurice, mauvais Français; Jeannette, manipulatrice. Mais en même temps elle n’hésite pas à montrer leurs contradictions qui sont aussi celles de leur parti : la vie bourgeoise qu’ils mènent (financée par le parti), le culte de la personnalité dont ils sont l’objet et qui les coupe peu à peu du peuple alors qu’ils se considèrent comme les représentants de la classe ouvrière.
C’est un livre que j’ai apprécié et qui m’a appris des choses. Ca m’a donné envie de relire les mémoires de Paul Thorez (le fils) qui sont une des sources de Maurice et Jeannette.
Antony Beevor, La chute de Berlin, Le livre de poche
Le constat qui domine tous les autres à la lecture de cet ouvrage c’est « mais quelle horreur que la guerre ! » Cela peut paraître un peu naïf comme découverte mais c’est d’abord le gâchis permanent que j’ai eu sous les yeux au fil des pages qui me frappe. Des millions de réfugiés allemands fuient devant l’avancée des troupes soviétiques dans l’est du pays. Ils sont 11 millions sur les routes le 10 mars 1945 et beaucoup d’entre eux vont se retrouver à Berlin, rendant encore plus difficile la survie dans la capitale. L’armée rouge commet des exactions à l’égard des civils. Des femmes de tous âges sont violées et sans distinction d’origine, même des travailleuses forcées « libérées », des femmes soviétiques déportées par les nazis y passent (à propos des viols et de la survie dans Berlin il y a l’excellent Une femme à Berlin).
Staline veut mettre la main sur les ressources industrielles de l’Allemagne, récupérer de l’uranium et les travaux des savants atomistes. Il s’agit donc pour lui d’arriver à Berlin avant les alliés occidentaux. Pendant ce temps Hitler n’est plus capable de juger de la réalité. Il se conduit comme si l’armée allemande disposait de ressources illimitées qu’elle pouvait encore mobiliser. Ses généraux ne le contredisent pas, désireux de le flatter ou aveuglés par leur admiration. Par derrière la lutte pour la succession est engagée, ce qui montre bien qu’eux non plus n’ont pas vraiment les pieds sur terre. Dans la description des derniers jours dans le bunker d’Hitler je retrouve exactement ce que j’avais vu dans le film La chute, notamment le personnage très présent de Traudl Junge, la secrétaire d’Hitler.
Antony Beevor présente de façon très détaillée les combats qui ont conduit à la chute de Berlin et du régime nazi, de janvier à mai 1945. Par moments c’est presque jour par jour qu’on suit les événements. Si tout ne m’intéresse pas de la même façon -les mouvements de troupes m’ennuient un peu, je dois le dire- il y a aussi de nombreuses anecdotes, des témoignages qui rendent l’histoire vivante et cela se lit plutôt bien. Je suis restée longtemps dessus parce que j’ai lu d’autres livres en même temps. Je lirai sans doute, mais pas tout de suite, Stalingrad du même auteur.
Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, Actes sud
Souvenirs 1914-1933
Né en 1907 Sebastian Haffner a quitté l’Allemagne en 1938 par rejet du régime nazi. Il s’installe alors en Grande-Bretagne où un éditeur lui commande un livre relatant ce qu’était le nazisme vu de l’intérieur. La guerre éclate et le manuscrit n’est pas publié. Sebastian Haffner est retourné en Allemagne en 1954 et il est mort en 1999. C’est alors que l’Histoire d’un Allemand a été redécouverte et enfin publiée.
Sebastian Haffner présente quels événements dans l’histoire de l’Allemagne peuvent expliquer l’arrivée au pouvoir des nazis. La première guerre mondiale qui a fait passer un frisson d’aventure sur la jeune génération dont il fait partie. Les débuts difficiles de la république de Weimar. L’inflation de 1923 qui a renversé la hiérarchie des valeurs. Il pointe les responsabilités des partis d’opposition au nazisme qui ont capitulé si facilement :
« On avait cru en saint Marx, il n’avait pas secouru ses fidèles. Saint Hitler était manifestement plus puissant. Brisons donc les statues de saint Marx placées sur les autels pour consacrer ceux-ci à saint Hitler. Apprenons à prier: « C’est la faute aux juifs », au lieu de : « C’est la faute au capitalisme. » Peut-être est-ce là notre salut. »
Enfin l’auteur se décrit lui-même au milieu du changement, jeune homme auquel le régime qui se met en place répugne de plus en plus et qui pourtant laisse passer des occasions de réagir, par peur, par surprise ou par conformisme.
Ce qui m’a frappée dans cette lecture c’est la clairvoyance de l’auteur. Sebastian Haffner écrit en 1939 et il a tout compris, il a pressenti jusqu’où le régime nazi serait capable d’aller. Il décortique aussi les mécanisme qui amènent des individus, petit à petit, à consentir à l’inacceptable. C’est un ouvrage intelligent et qui m’a donné envie d’en apprendre plus sur la république de Weimar que je connais bien mal.
Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires, Texto
Le101° bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne
La « solution finale » en Pologne c’est la shoah par balles, ce sont les ghettos, c’est la déportation vers les centres de mise à mort. Qui étaient les hommes qui ont été les exécutants de cette extermination? A partir de l’exemple du 101° bataillon de réserve de la police allemande Christopher R. Browning montre qu’il s’agissait rarement de nazis fanatiques avides de tuer des juifs mais la plupart du temps d’hommes ordinaires que les circonstances ont amenés à commettre le crime de génocide.
Au cours des années 1960 des hommes du 101° bataillon ont été jugés pour leur participation à la shoah. Une centaine ont été interrogés à cette occasion. C’est sur les archives de ce procès que Christopher R. Browning s’appuie pour rédiger son livre. J’ai trouvé ce livre très intéressant. A la fois par ce qu’il m’a appris sur le déroulement de la solution finale en Pologne et à la fois sur la question qu’il pose des responsabilités individuelles.
La présente édition est suivie d’une longue postface dans laquelle Christopher R. Browning répond à Daniel Jonah Goldhagen qui a travaillé peu après lui sur les mêmes documents et en a tiré des conclusions inverses : le 101° bataillon était composé de nazis convaincus qui ont volontiers participé à l’extermination des juifs. Cette postface permet de mieux comprendre la façon de travailler de l’auteur et ce qu’il entend par « hommes ordinaires ». Il y cite notamment les expériences de Milgram qui montrent comment, poussés par une autorité scientifique, des étudiants ont été prêts à infliger des chocs électriques à d’autres personnes. On a parlé récemment de cette expérience en France à propos d’une émission de télé qui s’en inspirait.
Giles Milton, Le paradis perdu, Noir sur blanc
1922, la destruction de Smyrne la tolérante
Au début du 20° siècle Smyrne, plus grande ville et ville la plus prospère de l’empire Ottoman était aussi une ville cosmopolite. On y trouvait des Turcs, des Grecs, des Arméniens, des Juifs et des Levantins : des Européens d’origine (Britanniques, Français, Italiens…) dont les familles s’étaient installées là depuis plus d’un siècle et qui s’étaient enrichis dans le commerce et l’industrie grâce à des avantages fiscaux. Mais tout ceci n’allait pas tarder à disparaître.
La première guerre mondiale change peu de choses aux conditions de vie des Smyrniotes. Les affaires ralentissent un peu mais chacun continue de manger à sa faim. Dans les villas du riche faubourg de Bournabat on donne des réceptions comme auparavant. Le génocide de 1915 ne touche pas les Arméniens de Smyrne grâce à la protection de Rahmi Bey, le gouverneur éclairé de la ville.
C’est à la fin de la guerre que les difficultés commencent. L’empire Ottoman fait partie des vaincus et la Grèce profite de sa place aux côtés des alliés pour envahir le pays dans le but de restaurer un empire chrétien en Asie mineure. C’est la Grande Idée de Vénizelos, le premier ministre grec de l’époque. La responsabilité des grandes puissances réunies en conférence de la paix à Paris, particulièrement de Lloyd George pour la Grande-Bretagne, est bien montrée. Ils laissent faire, convaincus que les Turcs sont des barbares. Le débarquement des troupes grecques à Smyrne en 1919 se solde par un massacre dans le quartier turc. La population civile grecque se joint aux soldats pour faire violence à ses concitoyens. Après cela le calme revient sous l’autorité d’un gouverneur grec impartial, Aristide Sterghiades.
En 1922 les troupes grecques sont vaincues par l’armée nationaliste de Mustapha Kemal qui entre dans Smyrne le mercredi 6 septembre. Le cauchemar commence. D’abord la ville est pillée. Un pillage en règle, comme au Moyen-âge : vols, viols, massacres. Arméniens et Grecs sont les premiers visés. Les malheureux habitants essaient de se réfugier dans des bâtiments portant pavillon américain, britannique ou français : écoles, hôpitaux, consulat. Puis, le 13 septembre, les troupes turques mettent le feu à la ville. Les maisons sont systématiquement aspergées de pétrole. Le vent aidant, bientôt tout flambe (sauf le quartier turc). Les réfugiés, près de 500 000 personnes, s’entassent alors sur le port, coincés entre la mer et le feu. Les Turcs continuent de les harceler.
C’est l’intervention d’un Américain, Asa Jennings, qui permet de sauver beaucoup de monde. Il négocie avec les autorités turques l’autorisation d’emmener les femmes et les enfants et convainc ensuite la Grèce de fournir les bateaux nécessaires à cette opération de sauvetage. Les hommes sont déportés vers l’intérieur de l’Anatolie.
Le bilan de cette tragédie est estimé entre 190 000 et 250 000 victimes. Encore une horreur à porter au passif de la première guerre mondiale.
J’ai trouvé passionnant cet ouvrage qui m’a permis de découvrir un épisode historique que j’ignorais. Giles Milton présente les faits de façon claire et vivante. Il s’est appuyé pour cela sur de nombreuses archives, notamment sur des récits de survivants de diverses origines. J’ai retrouvé des choses que j’avais croisées dans Des oiseaux sans ailes. Tout cela m’a donné envie d’en savoir plus sur l’histoire de l’empire Ottoman. Dans l’année qui va venir je pense que je vais m’intéresser beaucoup plus à la Turquie. Je vous en reparlerai.