Les huit nouvelles qui composent ce recueil se déroulent dans l’Inde de la première moitié du 20° siècle. Elles mettent en scène des femmes mariées dans l’enfance et des tyrans domestiques (mari ou belle-mère) qui imposent leur vision du monde étriquée à leur entourage. Les personnages partent en voyage. Voyage choisi ou voyage subi il va leur permettre de découvrir de nouveaux horizons. Parfois les opprimés s’échappent ou reviennent moins dociles. Parfois les oppresseurs s’adoucissent.
Tout cela a l’air très sympathique et pourtant je n’ai que moyennement apprécié cette lecture. Il me semble que l’auteur s’est un peu trop attachée à la description des événements et n’a pas assez fouillé la psychologie des personnages. Il y a parfois des péripéties qui se succèdent sans que j’aie bien compris en quoi elles servaient le propos. Reste que le format de nouvelles plutôt courtes fait que cela se lit assez bien.
Viramma, Josiane et Jean-Luc Racine, Une vie paria, Plon
Viramma est une paysanne de la caste des Paraiyar (mot qui a donné paria en Français), une caste d’intouchables du sud de l’Inde. Elle vit dans un village du Tamil-Nadu, près de Pondichéry.
Josiane Racine est originaire de Pondichéry. Sa langue maternelle est le Tamoul et elle a fait ses études en France. A l’occasion de recherches en ethnomusicologie elle a fait la connaissance de Viramma et l’a interrogée sur sa vie. Les entretiens courent sur une dizaine d’années et donnent ce gros pavé de plus de 600 pages publié en 1994. Mais en fait près d’un tiers du livre consiste en notes et appendices.
Une confiance s’est créée entre Josiane Racine et Viramma qui lui raconte tous les aspects de sa vie laborieuse. Une enfance joyeuse mais de courte durée. Viramma est mariée encore enfant avec un homme adulte qu’elle ne découvre que le jour du mariage. Après la cérémonie la fillette reste vivre chez ses parents jusqu’à sa puberté deux ans plus tard qui marque le début de sa vie de couple. Les premiers temps sont difficiles pour cette adolescente, hier encore une enfant, qui doit maintenant tenir le foyer de son mari et coucher avec lui. Cependant comme il est doux et cherche à se la gagner en lui offrant de petits cadeaux elle s’attache progressivement à lui et leur union est suivie d’une période de lune de miel.
Les Paraiyar sont des paysans sans terre qui travaillent pour les plus hautes castes. La belle-famille de Viramma est ainsi attachée à une famille de propriétaires terriens. Ils travaillent pour eux dans les champs et à la maison et leurs doivent révérence. En échange les patrons ont une sorte de devoir de ré-embauche et participent aux évènements importants de la vie de leurs employés : dons et prêts pour les mariages, les enterrements… En même temps ces prêts lient les deux parties car les Paraiyar sont toujours débiteurs vis à vis des patrons.
Le travail est pénible et ne manque pas. Viramma et sa famille s’en sortent toujours de justesse. Le moindre imprévu -maladie qui réduit le nombre de bras- risque de les obliger à se serrer la ceinture.
Viramma a eu 12 enfants, trois ont atteint l’âge adulte. Elle vit dans un monde inquiétant où chaque décès ou maladie est attribué à un mauvais sort, esprit ou démon. Il faut alors s’adresser à un exorciste, porter des amulettes, faire des offrandes au dieu. C’est beaucoup d’argent pour des gens démunis qui part dans ces désenvoûtements.
Viramma a totalement intériorisé son statut d’inférieure. Elle répète à plusieurs reprises qu’elle est impure. Elle dit qu’il est normal que les Paraiyar travaillent et que les patrons commandent. Chacun doit rester à sa place. Cependant elle n’est pas non plus dans la flagornerie ni prête à se laisser marcher sur les pieds et quand des membres des hautes castes abusent de leur pouvoir elle le leur dit en langage cru. C’est une femme qui n’a pas sa langue dans sa poche. Le récit montre aussi que les choses sont en train de changer. Sous l’influence de partis politiques qui défendent les intouchables, les jeunes -dont Anbin, le fils de Viramma- commencent à refuser la servitude traditionnelle.
Malgré sa vie difficile Viramma apparaît comme une femme enjouée qui ne se laisse jamais abattre. Elle a reçu une petite formation d’accoucheuse et semble un pilier du céri, le quartier des intouchables. C’est une forte personnalité qui force l’admiration.
La lecture est parfois un peu fastidieuse (j’ai trouvé long tout ce qui concernait l’énumération des différents exorcismes) mais intéressante pour ce qu’elle montre de la vie rurale, des relations complexes entre les castes et de la solidarité des exclus.
Taslima Nasreen, Enfance, au féminin, Le livre de poche
Dans ce récit Taslima Nasreen nous raconte son enfance entre la fin des années 60 et le début des années 70. Avant et après la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971 jusqu’en 1975, au moment de l’assassinat du président du pays, le cheikh Mujibur Rahman.
Taslima Nasreen grandit entre un père médecin, très autoritaire, qui entend que ses quatre enfants étudient et réussissent bien à l’école pour lui faire honneur et une mère qui se console des infidélités de son mari en se jetant à corps perdu dans la religion. Pour cette femme tombée sous la coupe d’un pîr (un saint homme) qui se conduit comme un chef de secte, les études ne servent qu’à attacher au monde périssable alors que le seul comportement raisonnable devrait être de préparer son passage dans l’au-delà par une pratique religieuse assidue. Entre les injonctions contradictoires de son père et de sa mère la jeune Nasreen cherche tous les espaces de liberté possibles, trouvant refuge dans la littérature et la poésie.
C’est une enfant introvertie et timide qui observe le monde qui l’entoure. Elle est prompte à relever les contradictions entre les paroles et les actes, particulièrement en ce qui concerne la religion. Elle repère rapidement les pratiques hypocrites, destinées avant tout à impressionner l’entourage. Elle interroge souvent sa mère à ce sujet ce qui lui vaut d’être qualifiée de démon et d’impie.
J’ai beaucoup apprécié ce récit. A travers son histoire Taslima Nasreen nous présente un panorama de la société bengalie d’il y a 35 ans.
C’est une société violente où les conflits se règlent par les coups. Les victimes en sont généralement les plus faibles : femmes, enfants, domestiques. Nasreen et ses frères et soeurs sont souvent battus par des parents qui les utilisent comme intermédiaires pour régler leurs différends. On entend parler de femmes tuées par leurs maris sans que ceux-ci semblent le moins du monde inquiétés.
C’est une société où les femmes sont soumises par l’islam et par les traditions régionales. Les mariages de fillettes sont arrangés alors qu’elles sont à l’école et le lendemain elles s’en vont vivre dans la famille de leur mari :
« Maman avait encore l’âge de jouer à la poupée quand on la maria à mon père, sans lui demander son avis. Au début, il lui arrivait d’insister auprès de son mari pour qu’il l’emmène à la fête foraine, faire des tours de manège, acheter des poupées, justement. Mais ces goûts enfantins durent bientôt lui passer lorsqu’elle se retrouva, vite fait, mère d’un petit garçon, tout en chair et en os. »
En fait, pour une jeune femme, le mariage est une union avec ses beaux-parents plutôt qu’avec son mari. C’est le beau-père qui choisit sa bru et qu’elle soit jeune permet à la belle-famille de terminer son éducation et de la façonner à sa guise. On voit ainsi la tante de l’auteur, jeune fille enjouée, devenir une dévote voilée après son mariage avec le fils du pîr.
Nasreen échappe au mariage précoce parce que son père veut qu’un de ses enfants soit médecin et que ses deux frères aînés ont échoué dans cette voie.
C’est une société encore pleine de superstitions et de croyances dans des forces mauvaises :
« Si une fille était mordue par un chien, la mère de Grand-mère, notre arrière-grand-mère maternelle, connaissait un médicament pour éviter que la victime ne tombe enceinte de chiots. On le préparait en introduisant dans une banane d’une qualité particulière quelque chose de mystérieux qui ressemblait à un piment rond. Pour assurer l’efficacité de ce médicament dont la fabrication demeurait secrète, il ne fallait pas manger une autre de ce genre de banane pendant trois mois. On était ainsi assuré de ne pas mettre bas une portée de chiots. On venait souvent demander à notre arrière-grand-mère de préparer cette concoction. »
L’imagination vive de Nasreen est fortement impressionnée par les histoires de fantômes et de djinns qu’elle entend et qui la font trembler de peur.
Le récit se termine en 1975 qui correspond pour l’auteur à l’époque de ses premières règles. J’aimerais beaucoup lire la suite de son autobiographie.
Colum McCann, Zoli, Belfond
Zoli est une Tzigane de Tchécoslovaquie. Dans les années 30 sa famille a été massacrée par une milice fasciste et Zoli a ensuite été élevée par son grand-père. Celui-ci lui apprend à lire puis l’envoie à l’école. Elle doit cacher ses connaissances car frayer ainsi avec les gadze est très mal vu parmi les Tziganes. Elle-même sent que ce savoir la rend impure. Zoli a un don apprécié de tous : elle met en chansons la vie et les sentiments de son peuple.
Après la seconde guerre mondiale Zoli a une vingtaine d’années. Elle est dénichée par l’éditeur Martin Stransky qui veut publier ses oeuvres. Dans l’enthousiasme de la victoire et de l’avènement du communisme les Roms sont des citoyens à intégrer et Zoli un symbole des nouveaux lendemains où les masses prolétariennes accéderont à l’instruction. Elle fait la connaissance de Stephen Swann. Fils d’une mère irlandaise et d’un père slovaque l’Anglais est traducteur pour Stransky. Zoli et Stephen vont s’aimer. Il est attiré par son entrain et sa liberté, elle est plus partagée, craignant toujours le jugement de son peuple. Finalement elle souhaite s’éloigner de lui et lui, ne pouvant la retenir, va la couper de tout ce qui était sa vie.
J’ai moyennement apprécié ce roman. J’ai mieux aimé la fin, l’exil de Zoli et les péripéties qui lui permettent de rebondir et de se reconstruire. J’ai trouvé que Colum McCann montrait bien à la fois la liberté des Tziganes, détachés de tout lien matériel et au contraire l’enfermement que peuvent être des traditions trop rigides. Alors pourquoi ça ne m’a pas convaincue ? Difficile à dire et je me torture pour écrire ce billet. Le style est travaillé mais m’a parfois semblé un peu artificiel.
Anonyme, Une femme à Berlin, Gallimard
Journal, 20 avril-22 juin 1945
Journaliste, Allemande, l’auteur avait une trentaine d’années au moment de la chute de Berlin à la fin de la deuxième guerre mondiale. Elle a tenu son journal de ces journées difficiles.
D’abord, alors que les Soviétiques sont aux portes de la ville, les Berlinois se terrent dans les caves par peur des bombardements. L’auteur qui loge sous les toits est hébergée par une veuve qui habite plus bas, ce qui lui permet de gagner rapidement la cave en cas d’alerte. Chacun a descendu avec soi ses objets les plus précieux. Quand on peut sortir on en profite pour faire la queue pour l’eau, pour la nourriture. Tous les efforts sont organisés dans l’optique de la survie.
Le 27 avril les premiers Soviétiques arrivent dans le quartier de l’auteur. Les bombardements sont terminés, les viols commencent. On estime à plus de 100 000 le nombre de Berlinoises victimes de viols en cette fin de guerre. Viols collectifs, viols à répétition, viols devenus presque banals puisque la première question entre deux femmes qui se rencontrent est à cette époque : « Alors, combien de fois? »
Aussi l’auteur du journal se met en quête d’un protecteur, un officier qui fera barrage aux autres hommes et qui l’approvisionnera en nourriture. Elle a des rudiments de Russe qui lui permettent de nouer des relations plus facilement avec les vainqueurs. Après le départ du premier officier, elle en recrute un deuxième.
A partir du 9 mai les Soviétiques quittent l’immeuble et l’auteur peut enfin dormir seule. A ce moment là elle est réquisitionnée, avec d’autres, pour participer à divers travaux : déblaiement des ruines, récupération de matériaux et de machines qui peuvent encore servir et qui sont expédiés vers l’URSS, lavage du linge de l’occupant…
Petit à petit un rationnement se remet en place : on touche des tickets, on peut acheter de la nourriture. L’eau revient dans l’immeuble.
Le journal s’arrête le 22 juin, juste après le retour de Gerd qui fut le compagnon de l’auteur. Gerd qui ne comprend pas ce qu’elle a vécu en son absence et qui le lui reproche : « Vous êtes devenues aussi impudiques que des chiennes, toutes autant que vous êtes dans cette maison. (…) C’est épouvantable d’avoir à vous fréquenter. Vous avez perdu tout sens des normes et des convenances. »
Quand cet ouvrage est paru pour la première fois en Allemand, en 1957, il a suscité le même genre de réactions et l’auteur a été accusée d’immoralité éhontée. Ce qui a choqué, c’est la façon presque froide dont les faits sont racontés. L’auteur est un témoin qui ne cache rien : les compromissions et la lâcheté mais aussi la solidarité. Elle-même apparaît comme une personne qui réfléchit, prête à beaucoup pour survivre mais pas à n’importe quoi. Je la trouve admirable car très courageuse. Un document frappant qui me donne envie d’en lire plus sur ces événements.
Michel de Grèce, La femme sacrée, Pocket
En 1843, Lakshmi, rani de Jansi, devient veuve. Elle choisit alord d’assurer le gouvernement de ce petit état du nord de l’Inde en place de son fils adoptif Damodar, encore trop jeune. Mais les autorités anglaises qui gèrent le pays décident de la destituer et de gouverner directement Jansi et elle doit s’incliner.
En 1857 éclate la révolte des cipayes. Pour les Indiens c’est leur première guerre d’indépendance. Des souverains indiens spoliés de leurs trônes s’unissent contre le colonisateur. Ils reçoivent le soutien de cipayes, soldats indiens engagés du côté anglais. On vient en effet de distribuer à ces hommes de nouvelles cartouches dans lesquelles ils doivent mordre avant de les utiliser. Or le bruit court que ces cartouches contiennent de la graisse de porc, impure pour les musulmans et de vache, sacrée pour les hindous. Ces rumeurs (qui arrivent fort à propos) entraînent la révolte des cipayes.
A Jansi ou vit une petite communauté britannique, Lakshmi, contactée par les chefs rebelles, refuse d’abord de s’engager mais les circonstances vont peu à peu l’y contraindre. Quand les Anglais de Jansi sont massacrés malgré ses tentatives pour les sauver elle est désignée comme responsable et doit entrer dans la lutte pour empêcher des représailles sanglantes.
C’est cette histoire d’une femme luttant jusqu’au bout pour l’indépendance de son peuple que nous raconte Michel de Grèce. Son livre est écrit à la façon d’un roman avec description des lieux et des sentiments « comme si on y était ». Ce que j’ai à reprocher à ces descriptions c’est le style trop souvent cliché : un soldat à la fruste imagination, des espions à l’air inquiétant…
Mais à côté de cela Michel de Grèce a fait un bon travail de documentation sur un sujet sur lequel on aura un peu de mal à trouver des sources en Français. Il utilise notamment des lettres d’un soldat anglais, Roderick Briggs, qui a participé à la guerre contre la rani et dont il nous donne de longs passages, faisant de la troisième partie de son livre la plus intéressante à mon avis. Il montre bien les analyses différentes de la situation, du côté anglais et du côté indien et on comprend pourquoi, hélas, les Indiens ne pouvaient pas gagner.
Cet ouvrage est à lire, pourquoi pas, en parallèle du visionage du film The rising: ballad of Mangal Pandey, sur le même sujet. Un film de Ketan Mehta.
Mangal Pandey (Aamir Khan dans le film) est un symbole, un des premiers cipayes à s’être révolté contre les Anglais. Il est présenté dans La femme sacrée :
« A Barackpur, près de Calcutta, un cipaye du 34° régiment d’infanterie indigène, nommé Mangal Pandé, était apparu un après-midi au milieu du cantonnement militaire dans un état d’excitation voisin de la folie, criant à ses camarades de se soulever contre les Anglais au nom de leur religion. Il avait abattu un sergent-major accouru pour l’arrêter et blessé deux officiers qui tentaient de le désarmer. Les cipayes, malgré les ordres, avaient refusé de porter la main sur ce brahmane de la plus haute caste. Le général Hearsey, commandant de la garnison, avait alors pris avec lui des soldats anglais et était arrivé à cheval au milieu du groupe de cipayes qui entouraient Mangal Pandé, toujours hurlant et levant ses mains rouges du sang anglais. Sur le point d’être arrêté, il avait retourné son arme contre lui-même et avait essayé de se tuer, ne réussissant qu’à se blesser. Les cipayes s’étaient alors dispersés. Mangal Pandé avait été traduit en cour martiale. »
Le film lui, présente Mangal Pandey comme un héros et non pas comme un forcené. Il raconte l’histoire de l’amitié entre Mangal Pandey et William Gordon, un officier britannique. Quand les cartouches incriminées arrivent au cantonnement Mangal est le seul à accepter de les utiliser, William lui ayant affirmé qu’elles ne contiennent pas de graisse animale. Il est convaincu ensuite du contraire et les deux hommes se retrouvent opposés. Mangal devient le leader de la révolte des cipayes de Barackpur.
La partie musicale du film est en partie assurée par un groupe de chanteurs ambulants qui se déplace à dos d’éléphant, rythmant la vie des habitants de Barackpur. les scènes de foule (kermesse du village, fête de holi) sont animées et colorées.
Lavanya Sankaran, Le tapis rouge, Mercure de France
Dans ce recueil de huit nouvelles nous rencontrons la bourgeoisie de Bangalore. Bangalore est connue comme la Silicon valley indienne. Là vivent des jeunes gens issus de familles riches ou plus moyennes mais qui ont pu leur payer des études aux Etats-Unis. Ils sont informaticiens, sortent avec leurs amis, boivent et fument. Ils sont tiraillés entre leur désir de modernité et la tradition à laquelle les rattachent leurs parents.
Dans Alphabet, Priyamvada une jeune fille élevée aux Etats-unis retourne en Inde pour la première fois depuis son enfance alors qu’elle a une vingtaine d’années. C’est l’occasion pour elle de réviser ses idées reçues sur le pays de ses parents et d’enfin comprendre les choix de son père.
Café de Mysore nous raconte un épisode important de la vie de Sita. Profondément perturbée depuis son enfance par le suicide de son père, Sita est une jeune femme introvertie, brillante professionnellement mais n’osant pas se mettre en avant. La trahison d’un collègue la décide enfin à ne plus se laisser marcher sur les pieds.
Tara, l’héroïne de Birdie num-num, est revenue en Inde, chez ses parents pour les besoins de ses études. A 27 ans elle se sent bien éloignée des préoccupations de sa mère qui a hâte de la marier. Les relations sont tendues entre les deux femmes qui se retrouveront pourtant autour d’un sari dans un chassé-croisé des générations :
« Tara enlève son jean, et sa mère drape le sari autour d’elle et entre ses jambes, et pour finir arrange le thaleippu, le bout décoratif, autour de sa taille. Sa longue chevelure est ramenée en arrière et nouée prestement sur sa nuque. Elle s’approche lentement du miroir en pied, la réticence le disputant à la curiosité en elle.
Soixante-dix années se sont volatilisées, et elle contemple fascinée son reflet. Elle a été métamorphosée en sa grand-mère.
Sa paati, dans tout l’éclat de sa jeunesse et pleine de vie, lui sourit gaiement dans le miroir.
Et derrière elle, sa mère, sa fille, sourit aussi. »
C’est finement observé et bien écrit. On est souvent à la croisée entre l’envie d’aller de l’avant et la nostalgie du passé. Il y a aussi de l’humour. Lavanya Sankaran jette un regard tendre sur ses personnages.
Radhika Jha, L’odeur, Picquier
D’origine indienne Lîla est née et a grandi au Kenya. Quand le père de famille est tué, victime d’une émeute, la famille doit se disperser. Sa mère et ses deux jeunes frères sont accueillis chez un parent en Grande-Bretagne. Quant à Lîla, âgée de 18 ans, elle est envoyée chez le frère de son père, en banlieue parisienne.
Une période difficile commence alors pour Lîla. Sur le chemin de l’émancipation elle doit couper les liens avec sa famille, son oncle et sa tante qui l’utilisent comme domestique, sa mère qui l’oublie pour se remarier. Elle découvre l’attrait qu’elle exerce sur les hommes, des hommes pas toujours désintéressés.
Sa particularité est d’avoir un odorat particulièrement développé. Cette faculté est une bénédiction ou une malédiction. Bénédiction quand elle se met à la cuisine car les épices et les ingrédients lui parlent par l’odeur et elle sait sans goûter ce qu’il faut pour obtenir le plat parfait.
Malédiction dans ses périodes difficiles car alors elle ne peut littéralement plus se sentir. Elle a l’impression qu’elle pue et que tout le monde s’éloigne d’elle, dégoûté par cette odeur infecte :
« Mon odeur de pourri m’enrobe comme un linceul et fermente avec suavité. Je décide que mon corps pue plus fort qu’une benne à ordures. A l’inverse du camion à ciel ouvert où s’accrochent chaque jour les éboueurs, mon odeur reste bouclée à l’intérieur, en un lieu privé d’air et de lumière et filtre par tous mes pores comme un redoutable déchet chimique auquel personne ne veut toucher. Je sens ses relents d’épices tout autour de moi, agglutinés à l’air humide, et la puanteur d’aliments pourris s’accentue chaque fois que je prends une inspiration. »
Il faudra à Lîla rencontrer enfin des personnes qui l’apprécient pour elle-même pour comprendre que cette puanteur n’était qu’une barrière qu’elle érigeait entre elle et le monde et accepter de prendre en main sa vie.
Je pense que L’odeur retranscrit bien les sentiments et l’état d’esprit dans lequel peut se trouver une jeune fille de 18 ans, livrée à elle-même dans un pays étranger. Radhika Jha montre bien la difficulté d’accéder à l’indépendance quand on n’est pas entouré par des personnes bienveillantes.
Javier Moro, Une passion indienne, Robert Laffont
La véritable histoire de la princesse de Kapurthala
1906 : le maharajah de Kapurthala, un état du nord de l’Inde, vient à Madrid pour y assister au mariage du roi Alphonse XIII. Dans un cabaret il remarque Anita Delgado Briones, une jeune danseuse de seize ans. Ebloui par sa beauté il commence une offensive de charme auprès de la famille à coup de cadeaux couteux. Les parents sont pauvres et se laissent impressionner, Anita est « vendue ». Elle même, intimidée par les attention d’un homme habitué à obtenir ce qu’il veut, de 18 ans son aîné, se convainc qu’elle est amoureuse.
Après un mariage civil rapide elle embarque pour l’Inde où elle va découvrir les quatre autres épouses de son mari et leurs enfants dont certains ont le même âge qu’elle. En plus de la jalousie des coépouses il lui faudra affronter le rejet du colonisateur britannique qui refuse de cautionner le mariage du rajah avec une Européenne. Anita est donc considérée comme une concubine et à peine tolérée aux réceptions officielles.
Petit à petit elle s’adapte cependant à cette vie globalement facile où elle joue le rôle de la favorite, évoluant dans un luxe inouï. En 1925 Anita quitte l’Inde de façon définitive, renvoyée par son mari à la suite d’un scandale.
A travers cette biographie Javier Moro retrace aussi l’histoire des derniers maharajah. Officiellement ils dirigent leurs états mais ceux-ci sont en fait des protectorats britanniques. Dépossédés de tout réel pouvoir ces princes immensément riches se consolent en menant un train de vie fastueux. Le mari d’Anita fait construire un château à la française sur ses terres. Eduqués dans des pensionnats anglais dès leur plus jeune âge ils se voient en despotes éclairés, capables de faire le lien entre l’orient et l’occident, d’apporter à leur peuple les bienfaits du 20° siècle mais ils continuent d’entretenir nombre d’épouses et de concubines dans la zenana.
Javier Moro évoque aussi les débuts de la colonisation britannique quand des Anglais, conquis par la civilisation indienne adoptaient les modes de vie locaux. A partir du début du 19° siècle les autorités britanniques mirent fin à ces pratiques, craignant qu’elles ne soient nuisibles à la consolidation de l’empire. Alors Indiens et Anglais ne se fréquentèrent plus que de loin.
C’est intéressant et cela donne envie d’en savoir plus sur cette période.
L’ensemble se lit facilement.
Irshad Manji, Musulmane mais libre, Le livre de poche
D’origine indienne, Irshad Manji est née en Ouganda et vit au Canada depuis sa petite enfance. Elle est musulmane et elle est lesbienne. Irshad Manji se pose de nombreuses questions sur sa religion et elle y apporte des réponses qui sont tout sauf stéréotypées.
Dans ce livre elle s’adresse aux musulmans et aux autres pour les amener à s’interroger sur l’islam d’aujourd’hui.
L’islam est-il compatible avec la démocratie et les droits de l’homme (droits des femmes, droits des minorités religieuses, droits des homosexuels) ? Pour répondre à cette question elle remonte à l’époque de l’islam éclairé et ouvert entre 750 et 1250. Qu’est ce qui a ensuite mal tourné, pourquoi les musulmans ont-ils cessé de penser ? Pour elle c’est le début des défaites militaires qui a entraîné un repli sur soi comme système de défense.
Une partie de l’ouvrage est consacrée à la naissance de l’état d’Israël et au sort du peuple palestinien. Irshad Manji rappelle qu’Israël est la seule démocratie de la région et que les états arabes ont fait beaucoup pour le malheur des Palestiniens. Comme tout le reste, ceci est solidement étayé par des arguments et des exemples.
Irshad Manji questionne aussi la place de l’Arabie Saoudite dans la doctrine musulmane contemporaine. Elle critique cet islam arabe qui a imposé ses vues obscurantistes et appelle les musulmans non-arabes (notamment asiatiques) à s’en détacher.
Pour terminer, l’auteur explore les pistes qui pourraient permettre à l’islam d’évoluer positivement. Son idée est que la réforme doit passer par les femmes et une amélioration de leur statut économique. En leur concédant des micro-crédits on leur permettrait de monter de petites entreprises. La prise de responsabilités et l’autonomie dans la sphère économique entraineraient automatiquement la même chose dans la sphère privée et religieuse.
Un très bon ouvrage dont les thèses m’ont convaincues. L’ensemble est très bien documenté, érudit sans en avoir l’air. Le style est vif et percutant, servant parfaitement le propos. Une femme de caractère et de convictions. Ca décoiffe et c’est plutôt réjouissant. Chapeau, Mme Manji !