Mémoires d’enfants cachés, 1939-1945
Cet ouvrage est la version pour enfants de Paroles d’étoiles. Elle réunit quelques unes des lettres et quelques uns des témoignages collectés grâce au travail de l’association des enfants cachés et aux retombées des appels émis par les antennes de Radio France en janvier 2002. Ces enfants cachés sont des enfants juifs de France qui ont échappé à la déportation parce qu’ils ont été cachés par leurs parents ou recueillis par des personnes qui les ont sauvés. Leurs situations sont alors bien différentes. Catherine a vécu heureuse à la campagne chez Maman Pé, d’autres, comme Robert, ont été ballotés d’institutions religieuses en familles d’accueil.
Après la guerre, dans le meilleur des cas, ces enfants retrouvent des parents qu’ils ne connaissent plus mais beaucoup d’entre eux aussi sont orphelins. Ils disent la difficulté de retrouver une vie normale quand on a appris à se cacher et à dissimuler, l’enfance ou l’adolescence mises entre parenthèses, le traumatisme d’être seul survivant et de devoir se construire sans appui familial. Les histoires des enfants sont présentées sous des formes variées : récit rédigé à la première personne, biographie ou lettres adressées à une mère disparue, à Maman Pé. L’ensemble est suivi d’une chronologie des persécutions antisémites en France et d’un lexique. Le tout est bien fait.
Hans Peter Richter, Mon ami Frédéric, Le livre de poche
L’histoire se déroule en Allemagne des années 30 à la deuxième guerre mondiale. Le narrateur et Frédéric, tous les deux nés en 1925, sont voisins et amis depuis l’âge de quatre ans. Frédéric est Juif et, petit à petit, les interdits le frappent ainsi que sa famille. Le père de Frédéric, M. Schneider, fonctionnaire, est mis à la retraite d’office à 32 ans. Frédéric doit changer d’école puis les cinémas sont interdits aux Juifs. Dans un jardin public les bancs verts sont réservés aux non-Juifs et les bancs jaunes aux Juifs et il faut porter l’étoile jaune.
Ce roman pour enfants montre très bien comment, petit à petit, l’Etat nazi exclu les Juifs. Les personnages offrent une palette de comportements nuancés. Il y a M. Resch, le propriétaire de la maison où vivent les deux familles, membre du Parti et tout boursouflé de son importance, pour qui l’antisémitisme est une occasion de se donner un peu plus de pouvoir. Il y a le maître d’école des deux enfants qui explique à ses élèves que les Juifs sont des êtres humains comme les autres et termine son discours par « Heil Hitler ! ». Enfin il y a la famille du narrateur (son père adhère au Parti). Ils restent amis des Schneider jusqu’au bout, les aidant chaque fois que cela ne met pas leur propre sécurité en danger.
Tatiana de Rosnay, Elle s’appelait Sarah, Editions Héloïse d’Ormesson
Agée d’environ 45 ans Julia Jarmond, américaine et mariée à un Français, vit à Paris depuis 25 ans. Elle est journaliste pour un magazine destiné aux expatriés américains en France. En 2002 elle est chargée de couvrir la commémoration des 60 ans de la rafle du Vel’ d’hiv’. Son travail prend une tournure plus personnelle alors qu’elle découvre les liens inattendus de la famille de son mari avec cet événement. En même temps son mariage traverse une crise difficile.
Née en France de parents juifs polonais, Sarah, 10 ans, est raflée avec eux le 16 juillet 1942. Avant de quitter l’appartement familial elle a eu le temps de cacher son petit frère de quatre ans, Michel, dans un placard secret. Elle a fermé la porte et a emporté la clef en lui promettant de revenir vite. Emmenée au vélodrome d’hiver puis internée à Beaune-la-Rolande, Sarah ne pense qu’à une chose : Michel l’attend, elle doit tenir sa promesse.
Cet émouvant roman raconte en parallèle l’histoire de Julia qui mène l’enquête sur la rafle du Vel’ d’hiv’ et celle de Sarah, victime de cette même rafle. Dans la première moitié du livre Tatiana de Rosnay alterne un chapitre de l’histoire de Sarah puis un de celle de Julia, procédé qui accroit toujours le suspense. Ensuite on ne suit plus directement que Julia et on apprend en même temps qu’elle ce qu’il est advenu de Sarah.
Tatiana de Rosnay présente de façon bien documentée la façon dont s’est déroulée la rafle du Vel’ d’hiv’ et comment la déportation des Juifs de France a été organisée et exécutée par le gouvernement collaborationiste de Vichy (la zone sud « dite libre » est le seul endroit non-occupé d’Europe d’où on a déporté des Juifs pendant la guerre). Elle montre aussi que des Français ont résisté en cachant et en sauvant des Juifs (grâce à leur action la France est le pays d’où le moins de Juifs ont été déportés).
J’ai dévoré ce livre d’une traite. J’avais du mal à le lâcher quand je devais me consacrer à autre chose. Pendant toute la période de ma lecture j’ai aussi été habitée par la musique de la chanson de Jean-Jacques Goldman du même titre.
Karen Levine, La valise d’Hana, Flammarion
A Tokyo il y a un petit centre de documentation sur la shoah. Sa directrice, Fumiko Ishioka, se consacre à informer les jeunes Japonais sur le génocide des Juifs. Dans ce but elle a constitué une petite exposition et s’est fait prêter une valise par le mémorial d’Auschwitz. Sur cette valise, un nom : Hana Brady ; une date de naissance : 16 mai 1931 et un mot : orphelin. Qui était Hana Brady ? Quelle a été son histoire ? A partir de ces maigres indices, Fumiko Ishioka va mener l’enquête.
Un centre de documentation sur la Shoah au Japon, en voilà une chose surprenante! Et leurs propres crimes de guerre, ils les enseignent à leurs enfants, les Japonais ? Ceci dit, informer les jeunes sur la shoah, oui, c’est une bonne chose.
J’ai ressorti ce petit livre de ma bibliothèque après avoir entendu M. Sarkozy annoncer que chaque enfant de CM2 devrait porter le souvenir d’un enfant juif victime des nazis. Cette nouvelle m’a fait me poser beaucoup de questions.
D’abord sur le fond : c’est compatible, cette idée, avec le fait de rechercher jusque dans les écoles les enfants de sans-papiers pour les renvoyer vers un pays où ils seront persécutés ?
Ensuite sur la forme : je pense que c’est trop personnaliser le travail de mémoire et qu’une formule plus légère, un enfant « parrainé » par une classe, serait plus approprié (il semble que ce soit ce vers quoi on se dirige finalement).
Bon, je parle du livre maintenant. C’est une histoire vraie.
L’ouvrage raconte deux histoires qui se déroulent en parallèle. Celle d’Hana, Juive de Tchécoslovaquie et celle de l’enquête menée par Fumiko. Il est illustré de documents, des photos d’Hana et de sa famille notamment. Le ton se veut positif : les atrocités vécues par les Juifs sont exposées mais l’accent est mis aussi sur le courage des victimes. La fin délivre un message d’espoir : les jeunes doivent lutter pour que cela ne se reproduise plus.
Je pense que La valise d’Hana peut être un bon instrument pour une première approche du génocide des Juifs.
Camera kids, un film de Ross Kauffman et Zana Briski
Dans un quartier chaud de Calcutta, la photographe américaine Zana Briski enseigne la photo à un groupe de sept ou huit enfants d’une douzaine d’années, fils et filles de prostituées.
Dans cet excellent documentaire, plusieurs fois primé, nous les voyons photographiant leur quartier, leurs proches, leur vie. A côté de cela les filles sont déjà de vraies travailleuses : elles s’occupent des plus jeunes, font la vaisselle, sont de corvée d’eau.
Les logements sont de petits immeubles. A chaque étage une petite pièce par famille qui donne sur une galerie intérieure et une cour. Quand maman travaille, les enfants montent sur le toit. Dans la journée les femmes s’interpellent, se disputent, s’insultent d’un étage à l’autre. Il y a des pères mais on ne les entend pas, certains sont drogués au dernier degré.
Dans cet environnement les enfants sont prématurément mûris. Une fille annonce sur un ton grave et résigné : « Les autres femmes me demandent quand je vais les rejoindre. Elles disent que ça sera bientôt mon tour. »
Mais on les voit aussi joyeux et se comportant comme n’importe quels enfants à l’occasion d’une sortie à l’extérieur pour prendre des photos. Ils se gavent de friandises dans le car, ils reprennent en choeur les chansons qui passent à la radio et ils découvrent enfin la mer.
Bien sûr Zana Briski s’est attachée à ces enfants et a tenté de les arracher à leur sort, ce qui n’a pas été sans peine. Leurs photos ont été vendues aux enchères aux Etats-Unis pour financer des études en internat. A la fin du film on apprend que parmi ceux que leurs parents ont accepté de scolariser, trois vont encore à l’école. Les autres ont abandonné. Mais l’histoire ne s’arrête pas là car Zana Briski a continué son travail formidable dans ce quartier. Le site du film donne un bilan plus positif deux ans après. Et Avijit qui disait : « Le mot espoir ne fait pas partie de mon avenir » est aujourd’hui étudiant aux Etats-Unis.
Taslima Nasreen, Enfance, au féminin, Le livre de poche
Dans ce récit Taslima Nasreen nous raconte son enfance entre la fin des années 60 et le début des années 70. Avant et après la guerre d’indépendance du Bangladesh en 1971 jusqu’en 1975, au moment de l’assassinat du président du pays, le cheikh Mujibur Rahman.
Taslima Nasreen grandit entre un père médecin, très autoritaire, qui entend que ses quatre enfants étudient et réussissent bien à l’école pour lui faire honneur et une mère qui se console des infidélités de son mari en se jetant à corps perdu dans la religion. Pour cette femme tombée sous la coupe d’un pîr (un saint homme) qui se conduit comme un chef de secte, les études ne servent qu’à attacher au monde périssable alors que le seul comportement raisonnable devrait être de préparer son passage dans l’au-delà par une pratique religieuse assidue. Entre les injonctions contradictoires de son père et de sa mère la jeune Nasreen cherche tous les espaces de liberté possibles, trouvant refuge dans la littérature et la poésie.
C’est une enfant introvertie et timide qui observe le monde qui l’entoure. Elle est prompte à relever les contradictions entre les paroles et les actes, particulièrement en ce qui concerne la religion. Elle repère rapidement les pratiques hypocrites, destinées avant tout à impressionner l’entourage. Elle interroge souvent sa mère à ce sujet ce qui lui vaut d’être qualifiée de démon et d’impie.
J’ai beaucoup apprécié ce récit. A travers son histoire Taslima Nasreen nous présente un panorama de la société bengalie d’il y a 35 ans.
C’est une société violente où les conflits se règlent par les coups. Les victimes en sont généralement les plus faibles : femmes, enfants, domestiques. Nasreen et ses frères et soeurs sont souvent battus par des parents qui les utilisent comme intermédiaires pour régler leurs différends. On entend parler de femmes tuées par leurs maris sans que ceux-ci semblent le moins du monde inquiétés.
C’est une société où les femmes sont soumises par l’islam et par les traditions régionales. Les mariages de fillettes sont arrangés alors qu’elles sont à l’école et le lendemain elles s’en vont vivre dans la famille de leur mari :
« Maman avait encore l’âge de jouer à la poupée quand on la maria à mon père, sans lui demander son avis. Au début, il lui arrivait d’insister auprès de son mari pour qu’il l’emmène à la fête foraine, faire des tours de manège, acheter des poupées, justement. Mais ces goûts enfantins durent bientôt lui passer lorsqu’elle se retrouva, vite fait, mère d’un petit garçon, tout en chair et en os. »
En fait, pour une jeune femme, le mariage est une union avec ses beaux-parents plutôt qu’avec son mari. C’est le beau-père qui choisit sa bru et qu’elle soit jeune permet à la belle-famille de terminer son éducation et de la façonner à sa guise. On voit ainsi la tante de l’auteur, jeune fille enjouée, devenir une dévote voilée après son mariage avec le fils du pîr.
Nasreen échappe au mariage précoce parce que son père veut qu’un de ses enfants soit médecin et que ses deux frères aînés ont échoué dans cette voie.
C’est une société encore pleine de superstitions et de croyances dans des forces mauvaises :
« Si une fille était mordue par un chien, la mère de Grand-mère, notre arrière-grand-mère maternelle, connaissait un médicament pour éviter que la victime ne tombe enceinte de chiots. On le préparait en introduisant dans une banane d’une qualité particulière quelque chose de mystérieux qui ressemblait à un piment rond. Pour assurer l’efficacité de ce médicament dont la fabrication demeurait secrète, il ne fallait pas manger une autre de ce genre de banane pendant trois mois. On était ainsi assuré de ne pas mettre bas une portée de chiots. On venait souvent demander à notre arrière-grand-mère de préparer cette concoction. »
L’imagination vive de Nasreen est fortement impressionnée par les histoires de fantômes et de djinns qu’elle entend et qui la font trembler de peur.
Le récit se termine en 1975 qui correspond pour l’auteur à l’époque de ses premières règles. J’aimerais beaucoup lire la suite de son autobiographie.
Nancy Huston, Lignes de faille, Actes sud
Dans ce roman Nancy Huston nous montre comment un secret de famille empoisonne successivement plusieurs générations. Pour cela elle nous fait suivre, en remontant dans le temps, quatre enfants de la même famille à l’âge de six ans. Chacun d’eux est le narrateur d’une des quatre parties du livre.
Nous rencontrons d’abord Sol, petit garçon imbu de lui même. Viennent ensuite Randall, le père de Sol, Sadie la mère de Randall puis Erra la mère de Sadie. Mis à part Sol que nous ne croisons que comme enfant les autres personnages apparaissent d’abord comme adultes avant que nous ne les suivions à l’âge de six ans. Ainsi Randall intervient dans la première partie comme père de Sol puis dans la deuxième partie en protagoniste principal.
Pour les trois aînés six ans est l’âge-clef, le moment où le traumatisme familial (personnel pour Erra) les frappe et inscrit le malheur dans leurs existences. J’ai trouvé poignant le fait que l’auteur nous montre des adultes perturbés, incapable de s’occuper de leur propre enfant puis les enfants encore heureux dont sont sortis ces adultes. J’ai ressenti fortement le gâchis de ces existences. Le petit Sol est le personnage avec lequel j’ai le moins sympathisé car dès son plus jeune âge il apparaît comme froid, calculateur et dissimulateur. Il faut dire à sa décharge qu’il est manifestement issu de deux parents névrosés.
En remontant le temps et les générations on découvre petit à petit des éléments qui nous permettent de comprendre quel est le point de départ du drame familial lié à l’histoire de l’Allemagne nazie. C’est toute l’habileté de Nancy Huston de construire son histoire comme à l’envers, de nous mener lentement vers la source du mal. Ce n’est que dans les dernière pages du livre que tous les éléments se mettent enfin en place.
Zlata Filipovic et Melanie Challenger, Paroles d’enfants dans la guerre, XO éditions
Journaux intimes d’enfants et de jeunes gens, 1914-2004
Née à Sarajevo, Zlata Filipovic a tenu son journal pendant la guerre qui a frappé son pays à partir de 1991. En 1993 ce journal est publié et Zlata connaît la célébrité. Avec sa famille elle quitte Sarajevo à ce moment-là. Depuis elle s’est engagée avec l’ONU pour la préservation de la paix.
Avec Melanie Challenger elles présentent dans ce recueil des journaux d’enfants ou de jeunes gens pris dans différents conflits du 20° et du début du 21° siècle dans le monde. Cela va de Piete Kuhr, une petite Allemande témoin de la première guerre mondiale à Hoda Thamir Jehad jeune Irakienne au moment de l’intervention américaine contre Saddam Hussein. Il y a aussi des journaux de très jeunes combattants (20 ans) pendant la deuxième guerre mondiale, au Vietnam.
Cela semble une évidence de dire que la guerre raccourcit les enfances et fait mûrir prématurément. C’est bien ce que montre chacun de ces journaux, parfois de façon poignante quand les petits rédacteurs n’ont pas survécu aux événements qu’ils relatent.
A sa mère qui la réprimande parce qu’elle pleure à l’annonce de la mort d’un jeune soldat de leurs connaissances et qui lui demande de ne pas oublier qu’il est mort en héros, Piete Kuhr répond : « Je ne l’oublierai sûrement pas. En fait, si je pleure, ce n’est pas parce que nos soldats meurent en héros, mais simplement parce qu’ils meurent tout court. Plus de matin, plus de soir, ils sont morts. Quand le fils d’une mère meurt, elle sanglote à fendre l’âme, non parce qu’il est mort en héros, mais parce qu’il est parti, et qu’il est sous terre. Il ne s’assoira plus à table, elle ne lui coupera plus une tranche de pain, elle ne raccommodera plus ses chaussettes. Elle ne peut pas dire « merci » sous prétexte qu’il est mort en héros. (S’il te plaît, maman, ne te fâche pas contre moi). »
L’auteur de ces lignes avait 12 ans. J’ai particulièrement apprécié les extraits de son journal. Elle montre une grande ouverture d’esprit et le courage de ses opinions. Le résumé de sa vie qui suit ces extraits nous apprend qu’elle n’a pas changé en devenant adulte.
Autre guerre, autre témoin. Ed Blanco est un jeune Américain. En 1967, à l’âge de 19 ans, il s’est engagé pour un an au Vietnam. Il tue et il voit ses camarades mourir autour de lui. La note qui suit son journal nous apprend que « au moment même où il retrouvait le sol américain, en Californie, Ed Blanco se vit refuser un verre de bière dans un bar, au prétexte qu’il n’était pas majeur, bien qu’il soit en uniforme et vétéran du Vietnam. » Assez âgé pour se battre mais trop jeune pour boire de l’alcool. Cette anecdote montre bien toute l’absurdité de la guerre et l’hypocrisie de systèmes qui prétendent protéger la jeunesse (bien sûr qu’au Vietnam on ne lui a pas demandé ses papiers pour lui servir à boire).
La postface nous rappelle qu’aujourd’hui plus de 250 000 enfants soldats combattent à travers le monde. Que depuis 2003 plus de 11.5 millions d’enfants ont été déplacés à l’intérieur de leur pays et 2 400 000 contraints à l’exil. Que les mines antipersonnel blessent ou tuent 8 à 10 000 enfants chaque année. C’est donc un sujet d’actualité. Et un livre intéressant car les auteurs ont choisi des journaux représentatifs des conflits abordés.
Nina Lougovskaïa, Journal d’une écolière soviétique, Robert Laffont
Née le 25 décembre 1918 à Moscou, Nina Lougovskaïa a tenu un journal intime entre octobre 1932 et janvier 1937. Son père est un socialiste révolutionnaire inquiété par le régime de Staline. A partir de mars 1933 son passeport intérieur lui est retiré et il ne peut plus résider à Moscou ; en novembre 1935 il est arrêté ; le 4 janvier 1937 l’appartement familial est perquisitionné et le journal intime de Nina fait partie des objets confisqués à cette occasion. S’en suit l’arrestation de la mère et des trois filles et leur condamnation à cinq ans de goulag suivie de cinq ans d’assignation à résidence dans la Kolyma. Réhabilitée en 1963 pour « manque de preuves » Nina Lougovskaïa est devenue artiste peintre. Elle est morte en 1993. Son journal intime a été retrouvé après sa mort dans les archives du NKVD ouvertes au public après la chute de l’URSS. Il est un témoignage de la vie quotidienne d’une adolescente à Moscou, au milieu des années 30.
Tout d’abord, les préoccupations de Nina sont celles, intemporelles, de nombre d’adolescentes. Elle se trouve laide, voire repoussante et envie ses soeurs aînées et ses camarades de classe. Elles, sont si mignonnes, et bien dans leur peau, et à l’aise avec les garçons. Car Nina est obnubilée par les garçons. Tour à tour elle tombe amoureuse de plusieurs garçons de sa classe, elle a le béguin pour des étudiants, camarades de ses soeurs. Elle les observe, détaillant leurs attraits physiques et leur caractère. En classe elle fait circuler des petits mots en direction de ses amies pour échanger leurs opinions sur tel ou tel.
L’école est aussi un grand soucis de Nina. Elle n’a pas de très bons résultats, est âgée de deux ans de plus que ses camarades et cherche un moyen d’en finir au plus vite avec sa scolarité secondaire. Elle alterne les périodes de découragement où elle cesse d’aller en cours et les périodes d’enthousiasme où elle décide de travailler d’arrache-pied (bien souvent, semble-t-il, cela ne dépasse pas ce stade de la décision).
Cet aspect du journal est intéressant car il montre une permanence des sentiments de l’adolescence. De plus Nina écrit plutôt bien. Cependant, au bout d’un moment, j’ai commencé à trouver que cela devenait répétitif et lassant.
L’aspect le plus intéressant du journal, c’est celui qui attiré l’oeil de la police politique : des passages entiers en ont été soulignés par un inspecteur du NKVD et ont servi de preuves confirmant les opinions contre-révolutionnaires de Nina. Quand elle écrit au sujet de Staline :
« J’ai rêvé à la façon dont je le tuerais, ce dictateur. Les promesses qu’il fait à la Russie, ce salaud, cette ordure, alors qu’il la mutile, ce vil Géorgien ! « On comprend qu’un régime totalitaire ne puisse pas laisser passer de tels propos. Mais est aussi retenu contre elle le fait qu’elle dise que, bien qu’ayant pitié d’eux, elle ne se sent aucun point commun avec le peuple et les masses ouvrières. Où les nombreux moments où elle pense plus ou moins sérieusement au suicide.
C’est au moment où le journal s’arrête, où sa vie va prendre un tour dramatique que j’aimerais le plus pouvoir suivre Nina dans sa déportation.
Amit Chaudhuri, Une étrange et sublime adresse, Picquier
Un jeune garçon de Bombay, Sandeep, passe ses vacances à Calcutta chez son oncle et sa tante et ses cousins Abhi et Babla. L’étrange et sublime adresse du titre c’est celle de la maison de Calcutta que Sandeep découvre ainsi écrite dans un livre de classe de son cousin Abhi :
« Abhijit Das
17 Vivekananda Road
Calcutta (Sud)
Bengale Ouest
Inde
Asie
Terre
Système Solaire
Univers »
Dans cette maison où se retrouvent les membres de la famille élargie le temps coule doucement. Les adultes discutent et font la sieste, les enfants jouent entre eux. Le soir on monte sur la terrasse prendre le frais et observer les voisins :
« Un bambin apprenait à marcher : il avançait un pied hésitant et prudent puis effectuait un pas avec une conviction mélodramatique; l’autre jambe oubliait qu’elle était jambe et l’enfant, dérouté par son propre corps, s’affaissait comme un petit tas. Alors il se mettait à pleurer et ses larmes faisaient sourire sa grande soeur. Elle se penchait vers lui et le soulevait dans ses longs bras adorables. »
Il ne se passe rien de particulier mais tout le livre est empreint de poésie et de la nostalgie d’une enfance paisible et insouciante. C’est particulièrement bien écrit, les descriptions sont travaillées, utilisant des comparaisons imagées :
« Au démarrage, le moteur et la carrosserie déglinguée unissaient leurs voix en un grincement caverneux, comme un vieux qui balance une plaisanterie obscène en dialecte guttural tout en continuant de s’esclaffer. »
En bref c’est un régal à lire et c’est pourquoi je ne résiste pas au plaisir de citer un dernier passage :
« Calcutta est une ville de poussière. Quand on se promène dans ses rues, on voit sur les trottoirs des monticules de poussière hauts comme des dunes, où chiens et enfants restent assis à ne rien faire, tandis que des ouvriers en sueur défoncent le macadam à coup de pioches et de marteaux-piqueurs. Sans cesse on démolit les routes, soit pour la construction du nouveau métro soit pour tout autre raison obscure, comme le remplacement d’une canalisation qui ne marche pas par une autre qui ne marche pas mieux. Calcutta se met alors à ressembler à une oeuvre d’art contemporain dénuée de sens et de fonction, mais qui continue d’exister pour quelque raison esthético-ésotérique. Partout des tranchées et des tas de poussière donnent à la ville l’air d’avoir été pilonnée. Les vieilles maisons aux murs apaisés s’effritent en lente poussière, leurs portails jadis rutilants sont désormais rouillés. Du plafond des bureaux s’écaille la poussière; les bâtiments tombent en poussière, les routes se font poussière. Sans cesse, sous l’action arbitraire du vent, la poussière s’érige en formes nouvelles surprenantes, des formes sur lesquelles les chiens et les enfants restent assis à ne rien faire. Jour après jour, sans un murmure, Calcutta part en poussière, et jour après jour, Calcutta renait de sa poussière. »