Neurologue, Oliver Sacks s’intéresse ici à la vision et au fonctionnement du cerveau qui y est lié. Son propos est vivant et facile d’accès grâce à la présentation de cas racontés comme de petites histoires. L’auteur lui-même est atteint de prosopagnosie c’est à dire qu’il a le plus grand mal à reconnaître les visages. Cette affection est liée à une grande difficulté à se repérer dans des lieux même connus. Il lui est ainsi arrivé de passer plusieurs fois devant chez lui sans reconnaître son immeuble.
Sacks, encore lui, fut atteint d’un mélanome à l’oeil droit et perdit peu à peu la vision de cet oeil. Alors il ne voit plus en relief mais tout à plat. Devant un escalier il est incapable de voir s’il monte ou s’il descend. Si le sol est rayé de lignes parallèles il peut croire qu’il y a un escalier. Cette situation est d’autant plus difficile pour lui qu’avant il voyait en stéréoscopie. D’après la description qu’il en fait c’est une vision en relief augmenté -en tout cas par rapport à ce que je vois moi. Ayant une très faible vision de l’oeil gauche -c’est lié à un strabisme, semble-t-il-, la stéréoscopie m’est impossible. Au cinéma en 3D je ne vois pas la différence avec le cinéma normal -à part pour le prix. En le lisant j’ai eu l’impression -pour la première fois- que je ratais quelque chose.
Il y a aussi de fascinants passages sur les aveugles et la façon dont le centre de la vue dans le cerveau se reconfigure pour pallier l’absence ou la perte de la vue. Les capacités de toucher, d’ouïe ou de mémorisation se développent alors. La lecture de cet ouvrage m’a passionnée.
Ce petit livre de 100 pages, lu en un dimanche, présente de façon claire et fort intéressante l’histoire de différentes formes de violence du néolithique à nos jours : anthropophagie, esclavage, viol, génocide et autres massacres. L’auteur montre comment ces violences, autrefois admises, sont de moins en moins tolérées de nos jours -en tout cas dans les pays développés :
« Les Japonais se défendront toujours, jusqu’à aujourd’hui, d’avoir commis à Nankin les crimes dont pourtant l’humanité a été témoin. C’est la preuve que la conscience universelle est passée par là et que la norme sociale s’est inversée dans la plupart des pays du monde. De violence, certes terrible, mais considérée comme normale et légitime, la mise à sac est devenue une pratique intolérable, objet criminel relevant des tribunaux internationaux. »
Au point que : « notre goût d’une société « douce à vivre » est devenu si exigeant que la brutalité des moeurs que nous y subissons encore nous apparaît insupportable, générant même le mythe d’une société hier conviviale et aujourd’hui « de plus en plus violente ».
Ainsi la France compte aujourd’hui 1 homicide pour 100 000 habitants. Ce taux était de 100 pour 100 000 au 13° siècle.
L’auteur fait cependant remarquer que, parmi les violences quotidiennes, le viol est celle qui recule le plus lentement.
Autre information que je retiens : dans la plupart des cas et contrairement à ce que l’on croit souvent, la violence n’est pas sauvage mais régie par les relations sociales. Le plus souvent on se tue entre personnes de connaissance.
Au total le bilan est plutôt positif, il me semble, même si l’auteur conclut que « en matière de recul de la violence, rien n’est jamais vraiment gagné ».
Je n’ai pas encore dit ici que, quand je ne lis pas, je passe aussi baucoup de temps à la cuisine. J’aime cuisiner et à la maison je mange essentiellement des plats préparés à la maison. Depuis que je suis passée à une alimentation végétarienne j’ai découvert plein de nouveaux produits dont je ne soupçonnais pas l’existence ou dont je n’avais que vaguement entendu parler (tofu, seitan…) et qui m’ont ouvert de nouveaux horizons culinaires enthousiasmants (si, si).
J’y pense depuis un moment et je me décide enfin à vous présenter quelques uns de mes livres de cuisine préférés -parce qu’en fait, même dans la cuisine il y a des livres. Je commence aujourd’hui avec le dernier acheté, cet été, et dont je n’ai pas encore épuisé tous les plaisirs.
Après quelques pages de présentation des diverses protéines vertes on attaque avec les recettes, en-cas et entrées, soupes et salades, plats, desserts, chacune présentée sur une double page avec à gauche, une photo des ingrédients de la recette et à droite, une photo du plat cuisiné. J’aime qu’il y ait des photos dans un livre de recettes et là je suis gâtée.
Vous voulez tester ? Je vous propose la soupe Cococorail :
Ingrédients : 150 g de pois cassés jaunes (je n’en ai pas trouvé, j’ai pris des verts) 150 g de lentilles corail 1 carotte coupée en petits morceaux 2 cuillères à soupe de gingembre râpé 2 cuillères à soupe de garam massala (je n’en ai pas trouvé, j’ai mis du curry en poudre) 1 cuillère à café de cumin en poudre 1 cuillère à soupe d’huile d’olive 5 oignons de printemps finement émincés (c’est plus la saison, j’ai utilisé un oignon sec) 3 cuillères à soupe de concentré de tomates 400 g de lait de coco en conserve 50 g de raisins secs sel et poivre
Recette : Mettez les pois cassés, les lentilles et 1,2 litres d’eau dans une grande casserole. Portez à ébullition et laissez frémir puis ajoutez la carotte et la moitié du gingembre. Couvrez et laissez cuire pendant 30 mn. Faites frire le garam massala et le cumin dans l’huile pendant 1 mn. Ajoutez les oignons, le reste de gingembre et le concentré de tomates et continuez la cuisson pendant 2 mn. Incorporez cette préparation aux pois cassés et aux lentilles. Ajoutez le lait de coco et les raisins secs et laissez frémir pendant 20 mn. Salez et poivrez.
Le résultat est une recette parfumée et odorante, idéale pour les premiers jours de froid et qui représente bien cet ouvrage qui donne une bonne place aux épices (ça aussi, j’aime).
Kamleh, la mère de l’auteure, n’est jamais allée à l’école. Après la mort de sa soeur elle a été mariée à 14 ans à son beau-frère. Cette enfant espiègle, vive et intelligente est amoureuse du beau Mohamed, un jeune intellectuel. Malgré son mariage et bientôt ses enfants elle le fréquente en secret et va finalement divorcer pour l’épouser.
Hanan El-Cheikh est une fille du premier mariage de sa mère. Avec le divorce cette dernière n’a pas obtenu la garde de ses enfants et Hanan s’est sentie abandonnée, elle a eu l’impression que sa mère ne s’était pas trop battue pour cela. Plusieurs fois Kamleh a demandé à Hanan d’écrire son histoire, plusieurs fois Hanan a refusé. Quand elle accepte enfin c’est l’occasion pour elle de faire mieux connaissance avec sa mère et de la comprendre.
J’ai beaucoup aimé ce récit qui se déroule dans le Liban, et surtout Beyrout, des années 40 à 60. Kamleh est une jeune fille enjouée malgré les épreuves qu’elle traverse et qui saisit tous les espaces de liberté qui se présentent à elle. C’est une grande amatrice de cinéma égyptien. Elle compare sa vie à celle des héroïnes de ses films préférés, elle chante les chansons à la mode et compose des poèmes pour son bien-aimé. L’auteur a trouvé un style qui donne l’impression que c’est bien la narratrice elle-même qui nous parle.
Une biographie du cancer Siddhartha Mukherjee est un cancérologue américain. Il présente ici l’histoire de la lutte contre le cancer depuis les origines jusqu’à nos jours. Les origines c’est la description d’une tumeur au sein par un médecin égyptien en 2500 av JC. « Thérapie : il n’y en a aucune ». Le cancer du sein est un des premiers à avoir été traité. Aux 18° et 19° siècles on pratique des ablations sans anesthésie ni asepsie. Au début du 20° siècle, constatant des récidives malgré l’ablation, des chirurgiens se dirigent vers la mastectomie radicale. Il s’agit d’enlever le maximum pour purifier le corps de la maladie : non seulement le sein mais aussi des côtes et parfois même la clavicule. Des femmes sont horriblement mutilées. C’est à ce moment de ma lecture où je commence à me demander si ces mutilations n’auraient pas à voir avec le fait que les chirurgiens sont des hommes et les patients des patientes que les Américaines (cette technique a surtout été utilisée aux Etats-Unis) se sont fait la même remarque. On est en 1968 et l’émergence du mouvement féministe pousse des femmes à refuser de se faire charcuter. Cela entraîne une réflexion dans le milieu médical et l’abandon de cette pratique dont il est démontré qu’elle n’empêchait pas les récidives. C’est parce que je suis femme et féministe que cet aspect m’a particulièrement intéressé.
D’autres informations intéressantes : la découverte de la chimiothérapie à partir des effets du gaz moutarde sur les soldats et les civils pendant les première et deuxième guerres mondiales.
La découverte du lien entre tabagisme et cancer du poumon et la réaction des industriels du tabac. Depuis les années 1960, aux Etats-Unis, les paquets de cigarettes et les publicités pour le tabac portent la mention : « Attention, fumer la cigarette est dangereux pour la santé ».
La découverte du frottis gynécologique (pap en anglais) par le dr Papanicolaou qui lui donne son nom. Il avait pris sa femme comme sujet d’étude, il lui faisait un frottis par jour. Voilà une épouse dévouée à la science.
Enfin à la fin du 20° siècle et au début du 21° la découverte des causes de la maladie : des mutations des gènes qui entraînent le développement anarchique des cellules, et en suivant la mise au point de thérapies ciblées qui s’attaquent aux effets de ces gènes mutants.
C’est un ouvrage plutôt intéressant mais parfois un peu technique et pas toujours facile à lire. Le bon dr Mukherjee me fait l’effet d’un médecin proche de ses patients et soucieux de leur bien-être. Je souhaite à tous les malades du cancer d’en rencontrer de cet acabit.
Une dernière chose pour terminer : ce livre est mal traduit. La traduction est signée d’un chroniqueur scientifique donc j’imagine que de ce point de vue on ne peut pas lui faire de reproche mais une meilleure maîtrise du français n’aurait pas fait de mal. Je relève deux exemples qui m’ont particulièrement choquée. Cette « traduction » d’une publicité pour des cigarettes : « Le goût adapté à l’homme d’un tabac honnête vous envahit. Un filtre doux à tirer se sent bien dans votre bouche. Passe bien sans s’imposer ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Le morceau de texte original est passé par Google translate ou quoi ? Je ne vois pas d’autre explication. Et cette expression : « volant Pierre pour payer Paul » (en anglais « robbing Peter to pay Paul ») mais en français on dit « déshabillant Pierre pour habiller Paul », il me semble.
Il y a une vingtaine d’années Emmanuel Carrère a traversé une crise de foi de trois ans. Pendant trois ans il a été un catholique pratiquant, il est allé à la messe tous les jours, il lisait quotidiennement l’évangile de Jean et en rédigeait ses commentaires sur un cahier. Il a ainsi rempli 18 cahiers. Tout ça lui est passé, pas l’intérêt pour la religion chrétienne et les premiers chrétiens. Le Royaume raconte l’histoire de ces premiers chrétiens en s’attachant plus particulièrement aux personnages de Paul de Tarse et de l’évangéliste Luc.
Paul c’est celui qui a fait connaître aux gentils, aux non-Juifs le message du Christ. Luc c’est justement un de ces gentils, un médecin de Macédoine hellénisé, converti à la nouvelle foi chrétienne par la prédication de Paul. Les pérégrinations de Paul à travers l’Asie mineure sont racontées de façon imagée. Ainsi les non-Juifs attirés par le judaïsme ou la doctrine chrétienne sont comparés aux occidentaux qui aujourd’hui s’intéressent au yoga et partant aux spiritualités asiatiques, les conflits entre premiers chrétiens aux relations entre factions communistes à l’époque de Staline. Le résultats est vivant et facile d’accès, j’apprends plein de choses en m’amusant, l’importance du rôle de Paul dans la diffusion du christianisme est clairement montrée.
Les sources de Carrère sont les épîtres de Paul, les actes des apôtres, les évangiles et divers historiens ou exégètes de la Bible. Il semble s’être bien documenté. Il s’attache aux contenus mais aussi aux styles littéraires.
A propos de Jean : « On lui attribuera bientôt le quatrième Evangile et l’Apocalypse, mais penser que le même homme a écrit le quatrième Evangile et l’Apocalypse reviendrait, si toutes les références concernant la littérature française du XX° siècle étaient perdues, à penser que le même homme a écrit A la recherche du temps perdu et Voyage au bout de la nuit. »
Néanmoins pour certains passages de son récit il manque de sources (il n’y en a pas). Qu’à cela ne tienne, il imagine. Dans ces cas là il le signale quoique parfois de façon discrète.
Enfin, comme ce livre a été écrit par Emmanuel Carrère on y croise aussi -obligatoirement, j’ai envie de dire- un troisième personnage important : c’est Carrère lui-même. Il développe les circonstances et les péripéties de sa crise de foi. Comment sa grande crainte à l’époque était qu’un jour il puisse ne plus être croyant et que ça ne lui fasse rien. Pire, qu’il puisse alors considérer que c’était quand il était croyant qu’il n’était pas dans son état normal, de même que si avant on lui avait dit qu’un jour il serait croyant il n’aurait pas voulu le croire.
« Tout se passe comme si j’avais attrapé une maladie -alors que, vraiment, je n’appartenais pas à un groupe à risques-, et que son premier symptôme est que je la prenne pour une guérison. »
Il revient sur la longue période de dépression qu’il a traversée au moment où il rédigeait L’adversaire :
« Même les plus assurés d’entre nous, je pense, éprouvent avec angoisse le décalage entre l’image qu’ils s’efforcent tant bien que mal de donner à autrui et celle qu’ils ont d’eux-mêmes dans l’insomnie, la dépression, quant tout vacille et qu’ils se tiennent la tête entre les mains, assis sur la cuvette des chiottes. Il y a à l’intérieur de chacun de nous une fenêtre qui donne sur l’enfer, nous faisons ce que nous pouvons pour ne pas nous en approcher, et moi j’ai de mon propre chef passé sept ans de ma vie devant cette fenêtre, médusé. »
Il dit qu’il va bien aujourd’hui et j’en suis contente pour lui car depuis que je le lis j’ai l’impression de le connaître un peu.
C’est donc un ouvrage que j’ai lu avec beaucoup de plaisir.
Maxim Leo est un journaliste allemand qui a vécu à Berlin-est jusqu’à la chute du mur. Il avait alors près de 20 ans. Dix ans plus tard son grand-père maternel, Gerhard Leo, est victime d’une attaque, il perd l’usage de la parole. Alors qu’il rend visite à l’hôpital à cet homme qui fut un apparatchik du régime est-allemand, Maxim est amené à s’interroger sur les relations de sa famille avec la RDA.
Les deux grands-pères de Maxim, Gerhard qui s’engagea à 19 ans dans la résistance française et Werner, ancien soldat de la wehrmacht, ont soutenu la fondation de la RDA. Les parents de l’auteur, Anne et Wolf, portent un regard plus critique sur leur patrie. Ce couple d’intellectuels n’hésite pas à discuter de ses doutes concernant le régime, Wolf de façon souvent virulente. Maxim quant à lui a su très tôt qu’il passerait un jour à l’Ouest et ne s’est pas senti de lien avec cet Etat-prison dans lequel il grandissait. Pas avant sa disparition, en tout cas :
« Ceux de l’Ouest commençaient déjà à me taper sur les nerfs. Ils parlaient de la RDA comme s’il s’agissait d’une zone touchée par une épidémie de choléra. On disait que nous étions corrompus par la dictature, que notre caractère était faible et notre formation insuffisante. Je prenais ça pour moi, ce qui me déstabilisait encore plus, moi qui voulais n’avoir jamais rien eu à faire avec la RDA. Mais il s’installa tout d’un coup, ce sentiment que je n’avais jamais éprouvé auparavant : ce « nous » qui avait eu tant de mal à me venir aux lèvres. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi proche de la RDA qu’après son naufrage. »
J’ai apprécié cet ouvrage que j’ai trouvé intéressant. D’abord pour la découverte des personnage qu’il présente, personnages qui ont été des acteurs de l’histoire du 20° siècle. Dagobert Lubinski, mort à Auschwitz, qui avait créé un parti communiste dissident, KPO, en 1928. Wilhelm Leo, avocat qui plaida contre Goebbels puis dut s’exiler en France. Gerhard le résistant et Werner le sympathisant des régimes autoritaires.
Ensuite pour le récit des derniers jours de la RDA. La fébrilité, l’excitation, l’attente qui ont agité les Berlinois dans les semaines qui ont précédé la chute du mur sont bien rendues. Je retrouve un peu de l’ambiance du film Good-bye Lénine.
Enfin parce que Maxim Leo brosse un portrait nuancé de ce qu’a pu être la vie d’une famille d’intellectuels dans l’ex-RDA et ses liens avec ce pays. Au moment de la chute du mur c’est Anne, la mère de l’auteur, adhérente du parti communiste depuis son adolescence, qui fait le plus facilement son deuil de la RDA tandis que Wolf est déstabilisé par l’arrivée de cette liberté qu’il attendait tant et vit aujourd’hui encore, d’une certaine façon, à l’Est.
Tout cela est écrit de façon très vivante, l’auteur raconte de nombreuses anecdotes de son enfance, la lecture est facile.
Alexeï Feodossievitch Vangengheim fut en 1929 le premier directeur du service hydro-météorologique d’URSS. En 1934 il est arrêté comme saboteur et condamné à l’internement au goulag. Il est détenu aux îles Solovki. Pendant sa détention il écrit régulièrement à sa femme et envoie à sa fille des dessins, devinettes ou petites leçons illustrées. C’est la découverte de cette correspondance qui a incité Olivier Rolin à enquêter sur Alexeï Feodossievitch Vangengheim.
Je découvre donc un personnage qui est un bon soviétique à tel point qu’il reste persuadé tout du long que son incarcération est une erreur. Il écrit à plusieurs reprises à Staline, convaincu que quand ce dernier aura connaissance de son cas il lui rendra justice. Ce comportement navre un peu l’auteur :
« Il n’est pas admirable et c’est peut-être ça qui est intéressant, c’est un type moyen, un communiste qui ne se pose pas de question, ou plutôt qui est obligé de commencer à s’en poser à présent, mais il a fallu qu’on lui fasse une violence extraordinaire, pour qu’il en vienne là, timidement. C’est un innocent moyen. Dreyfus aussi était décevant, paraît-il, d’une autre façon. « Parce qu’il a été condamné injustement, disait de lui Bernard Lazare (cité par Péguy), on lui demande tout, il faudrait qu’il ait toutes les vertus. Il est innocent, c’est déjà beaucoup. »
Vangengheim, lui, affecté au jardinage, organise les pierres sur ses plates-bandes pour dessiner des slogans à la gloire du communisme. Il s’occupe aussi à réaliser des mosaïques dont un petit portrait de Staline qu’il envoie à sa femme.
Le deuxième personnage que je découvre c’est Olivier Rolin. Je n’avais encore jamais rien lu de lui. Je comprends qu’il a cru à l’utopie communiste et qu’il en est revenu. Il est donc très sévère pour les crimes de Staline.
« L’histoire du météorologue, celle de tous les innocents exécutés au fond d’une fosse, sont une part de notre histoire dans la mesure où ce qui est massacré avec eux c’est une espérance que nous (nos parents, ceux qui nous ont précédés) avons partagée, une utopie dont nous avons cru, un moment au moins qu’elle « était en passe de devenir réalité ». Et l’ignominie est si grande qu’elle est massacrée sans retour. »
J’apprécie vraiment qu’il dise clairement ce qu’a été concrètement la Grande Terreur. L’ignominie ce sont des gens nus, entravés, abattus d’une balle dans la nuque dans une fosse commune. Les nazis ne se sont pas comportés différemment. Mais eux ils n’avaient pas promis à l’humanité un avenir radieux. J’ai aimé cet ouvrage qui est à la fois un livre d’histoire et une réflexion sur les retombées de cette histoire.
« On se prend à se demander ce qui se serait passé si la folie de Staline, décapitant toutes les élites du pays, scientifiques, techniques, intellectuelles, artistiques, militaires, décimant la paysannerie et jusqu’à ce prolétariat au nom de quoi tout se faisait, dont l’URSS était supposée être la patrie, n’avait pas substitué, comme ressort de la vie soviétique, la terreur à l’enthousiasme. L’introuvable « socialisme » que les « héros » s’imaginaient construire, et ceux aussi, comme Alexeï Féodossiévitch Vangengheim, qui n’étaient pas des héros, seulement d’honnêtes citoyens soviétiques, aimant leur travail, pensant servir le peuple en le faisant avec compétence, peut-être aurait-il existé ? Peut-être se serait-il avéré un système infiniment préférable au capitalisme ? Peut-être le monde entier, à part quelques pays arriérés, serait-il devenu socialiste ? »
Après L’affaire de Road hill house, Kate Summerscale s’attaque à une autre affaire qui secoua la bonne société victorienne : le divorce d’Henry et Isabella Robinson. C’est une histoire vraie, ce n’est pas un roman.
En 1844 Isabella Walker, veuve avec un bébé, épouse l’ingénieur Henry Robinson. Elle ne l’aime pas mais il faut bien qu’elle se case, lui s’intéresse surtout à sa dot qui va lui permettre de développer son entreprise. Bien vite Isabella est insatisfaite et malheureuse. Elle s’intéresse à la littérature, à la médecine, sujets qui laissent froid Henry, de surcroit fréquemment absent pour affaires. A Edimbourg où la famille réside, Isabella fréquente les Lane. Edward Lane est un jeune médecin séduisant qui la fait fantasmer. Dans son journal intime elle rapporte leurs rencontres, leurs conversations, les rêves qu’elle fait de lui, ses espoirs que leur amitié évolue puis le premier baiser, la relation intime, enfin. Peu après Henry met la main sur ce journal et va s’en servir pour demander le divorce.
Dans la première partie de son étude Kate Summerscale introduit le lecteur auprès des intellectuels progressistes du milieu du 19° siècle. Dans l’entourage des Lane gravitent en effet Charles Darwin et George Combe, pionnier de la phrénologie en Grande-Bretagne. La phrénologie c’est cette tentative de déduire le caractère des gens d’après la forme de leur crâne. D’après ce que je comprends elle m’apparaît comme un premier pas vers la psychanalyse sauf que les phrénologues sont restés à la surface des choses, si je puis dire, tandis que Freud est allé à l’intérieur. La phrénologie en tout cas a fait perdre la foi à Isabella.
Dans une lettre à Combe elle explique que « les gens comme lui, qui ont accompli de grandes choses, ont la possibilité de « se consoler avec le sentiment de n’avoir pas vécu en vain », mais pour elle et d’innombrables autres femmes, « qui ne font qu’exister sans bruit, qui (pour certaines) élèvent une famille, suivant en cela l’exemple inutile de celles qui les ont précédées, quelle motivation, quelle espérance peut-on trouver, qui soient suffisamment puissantes pour leur permettre de faire face aux épreuves, aux séparations, au grand âge et à la mort même ? »
Malgré tout je constate que la phrénologie de Combe est entachée de préjugés sexistes et racistes. Il pense ainsi que l’amour de l’approbation, bien développé chez Isabella, est une faculté « souvent prononcée chez les femmes, les Français, les chiens, les mulets et les singes. »
Dans cette première partie on fait la connaissance d’un autre personnage fort intéressant. Il s’agit de George Drysdale, frère de Mme Lane. A l’âge de 15 ans ce pauvre garçon a découvert fortuitement la masturbation et se masturbe bientôt deux à trois fois par jour. Pour se débarrasser de son « vice » « il subit une série d’opérations destinées à lui cautériser le pénis -c’est-à-dire à en détruire les terminaisons nerveuses en introduisant dans l’urètre une fine tige métallique enduite d’une substance caustique. Il se soumit sept ou huit fois à cette intervention. » (Bien que n’étant pas équipée d’un pénis, j’en ai mal pour lui !) George consulte enfin le dr Claude François Lallemand, spécialiste français de la lutte contre l’onanisme qui lui suggère d’essayer le coït. Et ça fonctionne ! George étudie ensuite la médecine et publie des livres dans lesquels il préconise des relations sexuelles épanouissantes pour tous, hommes et femmes et donc l’usage de la contraception. Tout ceci avec pour objectif de lutter contre la masturbation, considérée comme une maladie mentale à cette époque. Encore une fois un mélange d’ouverture d’esprit bienvenue et de résidus du passé.
La deuxième partie présente le déroulement du procès en divorce intenté par Henry Robinson contre son épouse et qui a lieu en 1858. Henry attaque aussi Edward Lane à qui il demande des dommages et intérêts pour adultère. La principale preuve à chatge présentée et qui va être disséquée tout au long des audiences est le journal d’Isabella. Pour préserver la réputation d’Edward (à qui des maris confient leur femme en cure d’hydrothérapie) celle-ci et ses avocats adoptent la ligne de défense suivante : il ne s’est rien passé de répréhensible entre Edward et Isabella. Le récit qu’elle en fait dans son journal est entièrement fantasmé. Edward et ses soutiens vont s’engouffrer dans cette voie. La déchéance de Mrs Robinson est en marche. Tous ceux avec qui elle discutait littérature ou science, mais qui sont avant tout des amis d’Edward, vont avoir à coeur de se démarquer d’elle pour ne pas être entraînés dans sa chute. Il s’agit de prouver qu’elle est folle et qu’elle l’a toujours été.
« Chacune des actions de Mrs Robinson ne nous laisse le choix qu’entre deux conclusions (…) : ou bien elle est la créature la plus ignoble et débauchée qui revêtit jamais forme féminine, ou bien elle est folle. Dans l’un et l’autre cas, son témoignage est sans valeur. » cqfd ! L’hystérie, diagnostique fourre-tout, s’avère bien commode pour réduire au silence une femme qui a eu le culot de vouloir exprimer ses sentiments.
La femme adultère, tableau d’Augustus Leopold Egg, 1858
Cette femme intelligente est bafouée de façon scandaleuse. On vient au procès comme on irait au spectacle pour se repaître des « bonnes feuilles » du journal. Il y a là un mélange de voyeurisme et de pudibonderie très hypocrite. Cette société patriarcale qui réprouve tout ce qui peut s’apparenter à une volonté d’autonomie chez une femme est effrayée par celles qui, comme Isabella, n’apparaissent pas entièrement soumises à leur mari.
J’ai trouvé passionnant cet ouvrage qui aborde de nombreux sujets. Ce qui m’a le plus intéressée c’est tout ce qui concerne la sujétion des femmes mariées à leur époux (l’auteur cite aussi d’autres cas de divorces difficiles à cette époque) et les questions de sexualité. J’apprends qu’il y a controverse au sujet de l’usage du spéculum pour les consultations gynécologiques. Peu de médecins l’utilisent par crainte d’exciter leurs patientes qui bientôt ne pourraient plus s’en passer… Une information qui me remémore ma lecture du Choeur des femmes.
Kurt von Hammerstein était le chef d’état major général de la Reichswehr, comme on appelait encore l’armée allemande après la première guerre mondiale. Au début des années 1930 il est un des premiers opposants au nazisme. Il intervient dans l’espoir d’empêcher la nomination d’Hitler comme chancelier puis, en 1933, il demande sa mise à la retraite anticipée. Hans Magnus Enzensberger montre bien -notamment en produisant des documents- comment dès les premiers jours le caractère antidémocratique et agressif du régime nazi est affirmé. On voit mal comment quelqu’un qui était à un poste de responsabilité à cette époque-là aurait pu l’ignorer.
Retiré de l’armée Hammerstein se consacre à la chasse, une de ses activités favorites, et garde, jusqu’à sa mort de maladie en 1943- une grande liberté de parole, n’hésitant jamais à dire tout le mal qu’il pense des nazis. Ses nombreux enfants sont engagés eux aussi dans la résistance au régime. Les filles Marie-Luise et Helga sont des communistes qui travaillent pour les renseignements soviétiques. C’est l’occasion pour l’auteur d’évoquer les grandes purges des années 1936-38. Les garçons Kunrat et Ludwig sont plus ou moins engagés dans la tentative d’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944.
J’ai apprécié cette lecture qui m’a appris des choses sur les débuts du nazisme, la résistance dans l’armée allemande. Hans Magnus Enzensberger alterne les documents d’archives, ses commentaires et aussi des « conversations posthumes » imaginaires avec ses personnages principaux, ce qui rend la lecture vivante.