En 1942 Hélène Berr avait 21 ans, elle était issue d’une famille de la bourgeoisie intellectuelle parisienne, elle était étudiante en Anglais à la Sorbonne et elle était Juive. En avril 1942 elle commence son journal et le tient jusqu’en novembre. En août 1943, après une interruption de neuf mois, elle reprend la plume jusqu’au 8 mars 1944, date à laquelle elle est arrêtée avec son père et sa mère. Déportée à Auschwitz, transférée à Bergen-Belsen par une « marche de la mort », elle y meurt en avril 1945.
Le journal montre bien comment l’étau qui se referme petit à petit sur Hélène et sa famille affecte son caractère. En 1942 il y a encore de l’insouciance, du plaisir à se promener dans les rues de Paris. Hélène rencontre un jeune homme, Jean Morawiecki, et en tombe amoureuse. A partir du lundi 8 juin il lui faut porter l’étoile jaune (elle dit l’insigne) et elle s’interroge sur le comportement à avoir :
« A ce moment-là, j’étais décidée à ne pas le porter. Je considérais cela comme une infamie et une preuve d’obéissance aux lois allemandes.
Ce soir, tout a changé à nouveau : je trouve que c’est une lâcheté de ne pas le faire, vis-à-vis de ceux qui le feront.
Seulement, si je le porte, je veux toujours être très élégante et très digne, pour que les gens voient ce que c’est. Je veux faire la chose la plus courageuse. Ce soir, je crois que c’est de le porter. »
Dans la rue on la regarde parfois de travers mais il y a aussi des manifestations de sympathie. Elle dit que c’est difficile puis donne l’impression de surmonter cette épreuve et n’en parle plus. Des fois elle porte l’étoile, des fois elle ne la porte pas. Le 26 novembre 1942, Jean quitte Paris pour gagner la France libre, Hélène arrête d’écrire.
Quand elle se remet à son journal en 1943 l’ambiance a complètement changé. Autour d’elle des amis, des connaissances, de plus en plus nombreux, sont déportés. Hélène s’occupe, à l’UGIF, d’enfants dont les parents ont été arrêtés. Il n’y a plus d’insouciance. Elle traverse des moments d’abattement, elle a le sentiment que les autres (les non-Juifs) ne peuvent pas comprendre ce qu’elle ressent. Encore une fois, elle veut être courageuse.
La famille évoque la possibilité de quitter Paris, de se cacher, mais redoute la séparation tout en sachant que la déportation entraînerait une séparation. Il y a aussi une répugnance à quitter des lieux familiers, le refus de laisser penser que l’on a fuit. Ils se résolvent cependant à ne plus coucher chez eux. Ils sont arrêtés au matin de la première nuit où ils ont rompu avec cette décision.
C’est une lecture très émouvante qui, comme tous les récits individuels que j’ai lus sur le sujet, permet de mieux mettre le doigt sur la richesse des intelligences humaines et sur le gâchis effroyable qu’a été ce génocide. Je suis touchée aussi par le portrait en couverture. Elle avait un visage doux aux joues encore rondes de l’enfance et cette photo la fait paraître encore plus proche malgré toutes les années qui se sont écoulées depuis.
Anonyme, Une femme à Berlin, Gallimard
Journal, 20 avril-22 juin 1945
Journaliste, Allemande, l’auteur avait une trentaine d’années au moment de la chute de Berlin à la fin de la deuxième guerre mondiale. Elle a tenu son journal de ces journées difficiles.
D’abord, alors que les Soviétiques sont aux portes de la ville, les Berlinois se terrent dans les caves par peur des bombardements. L’auteur qui loge sous les toits est hébergée par une veuve qui habite plus bas, ce qui lui permet de gagner rapidement la cave en cas d’alerte. Chacun a descendu avec soi ses objets les plus précieux. Quand on peut sortir on en profite pour faire la queue pour l’eau, pour la nourriture. Tous les efforts sont organisés dans l’optique de la survie.
Le 27 avril les premiers Soviétiques arrivent dans le quartier de l’auteur. Les bombardements sont terminés, les viols commencent. On estime à plus de 100 000 le nombre de Berlinoises victimes de viols en cette fin de guerre. Viols collectifs, viols à répétition, viols devenus presque banals puisque la première question entre deux femmes qui se rencontrent est à cette époque : « Alors, combien de fois? »
Aussi l’auteur du journal se met en quête d’un protecteur, un officier qui fera barrage aux autres hommes et qui l’approvisionnera en nourriture. Elle a des rudiments de Russe qui lui permettent de nouer des relations plus facilement avec les vainqueurs. Après le départ du premier officier, elle en recrute un deuxième.
A partir du 9 mai les Soviétiques quittent l’immeuble et l’auteur peut enfin dormir seule. A ce moment là elle est réquisitionnée, avec d’autres, pour participer à divers travaux : déblaiement des ruines, récupération de matériaux et de machines qui peuvent encore servir et qui sont expédiés vers l’URSS, lavage du linge de l’occupant…
Petit à petit un rationnement se remet en place : on touche des tickets, on peut acheter de la nourriture. L’eau revient dans l’immeuble.
Le journal s’arrête le 22 juin, juste après le retour de Gerd qui fut le compagnon de l’auteur. Gerd qui ne comprend pas ce qu’elle a vécu en son absence et qui le lui reproche : « Vous êtes devenues aussi impudiques que des chiennes, toutes autant que vous êtes dans cette maison. (…) C’est épouvantable d’avoir à vous fréquenter. Vous avez perdu tout sens des normes et des convenances. »
Quand cet ouvrage est paru pour la première fois en Allemand, en 1957, il a suscité le même genre de réactions et l’auteur a été accusée d’immoralité éhontée. Ce qui a choqué, c’est la façon presque froide dont les faits sont racontés. L’auteur est un témoin qui ne cache rien : les compromissions et la lâcheté mais aussi la solidarité. Elle-même apparaît comme une personne qui réfléchit, prête à beaucoup pour survivre mais pas à n’importe quoi. Je la trouve admirable car très courageuse. Un document frappant qui me donne envie d’en lire plus sur ces événements.
Zlata Filipovic et Melanie Challenger, Paroles d’enfants dans la guerre, XO éditions
Journaux intimes d’enfants et de jeunes gens, 1914-2004
Née à Sarajevo, Zlata Filipovic a tenu son journal pendant la guerre qui a frappé son pays à partir de 1991. En 1993 ce journal est publié et Zlata connaît la célébrité. Avec sa famille elle quitte Sarajevo à ce moment-là. Depuis elle s’est engagée avec l’ONU pour la préservation de la paix.
Avec Melanie Challenger elles présentent dans ce recueil des journaux d’enfants ou de jeunes gens pris dans différents conflits du 20° et du début du 21° siècle dans le monde. Cela va de Piete Kuhr, une petite Allemande témoin de la première guerre mondiale à Hoda Thamir Jehad jeune Irakienne au moment de l’intervention américaine contre Saddam Hussein. Il y a aussi des journaux de très jeunes combattants (20 ans) pendant la deuxième guerre mondiale, au Vietnam.
Cela semble une évidence de dire que la guerre raccourcit les enfances et fait mûrir prématurément. C’est bien ce que montre chacun de ces journaux, parfois de façon poignante quand les petits rédacteurs n’ont pas survécu aux événements qu’ils relatent.
A sa mère qui la réprimande parce qu’elle pleure à l’annonce de la mort d’un jeune soldat de leurs connaissances et qui lui demande de ne pas oublier qu’il est mort en héros, Piete Kuhr répond : « Je ne l’oublierai sûrement pas. En fait, si je pleure, ce n’est pas parce que nos soldats meurent en héros, mais simplement parce qu’ils meurent tout court. Plus de matin, plus de soir, ils sont morts. Quand le fils d’une mère meurt, elle sanglote à fendre l’âme, non parce qu’il est mort en héros, mais parce qu’il est parti, et qu’il est sous terre. Il ne s’assoira plus à table, elle ne lui coupera plus une tranche de pain, elle ne raccommodera plus ses chaussettes. Elle ne peut pas dire « merci » sous prétexte qu’il est mort en héros. (S’il te plaît, maman, ne te fâche pas contre moi). »
L’auteur de ces lignes avait 12 ans. J’ai particulièrement apprécié les extraits de son journal. Elle montre une grande ouverture d’esprit et le courage de ses opinions. Le résumé de sa vie qui suit ces extraits nous apprend qu’elle n’a pas changé en devenant adulte.
Autre guerre, autre témoin. Ed Blanco est un jeune Américain. En 1967, à l’âge de 19 ans, il s’est engagé pour un an au Vietnam. Il tue et il voit ses camarades mourir autour de lui. La note qui suit son journal nous apprend que « au moment même où il retrouvait le sol américain, en Californie, Ed Blanco se vit refuser un verre de bière dans un bar, au prétexte qu’il n’était pas majeur, bien qu’il soit en uniforme et vétéran du Vietnam. » Assez âgé pour se battre mais trop jeune pour boire de l’alcool. Cette anecdote montre bien toute l’absurdité de la guerre et l’hypocrisie de systèmes qui prétendent protéger la jeunesse (bien sûr qu’au Vietnam on ne lui a pas demandé ses papiers pour lui servir à boire).
La postface nous rappelle qu’aujourd’hui plus de 250 000 enfants soldats combattent à travers le monde. Que depuis 2003 plus de 11.5 millions d’enfants ont été déplacés à l’intérieur de leur pays et 2 400 000 contraints à l’exil. Que les mines antipersonnel blessent ou tuent 8 à 10 000 enfants chaque année. C’est donc un sujet d’actualité. Et un livre intéressant car les auteurs ont choisi des journaux représentatifs des conflits abordés.
Nina Lougovskaïa, Journal d’une écolière soviétique, Robert Laffont
Née le 25 décembre 1918 à Moscou, Nina Lougovskaïa a tenu un journal intime entre octobre 1932 et janvier 1937. Son père est un socialiste révolutionnaire inquiété par le régime de Staline. A partir de mars 1933 son passeport intérieur lui est retiré et il ne peut plus résider à Moscou ; en novembre 1935 il est arrêté ; le 4 janvier 1937 l’appartement familial est perquisitionné et le journal intime de Nina fait partie des objets confisqués à cette occasion. S’en suit l’arrestation de la mère et des trois filles et leur condamnation à cinq ans de goulag suivie de cinq ans d’assignation à résidence dans la Kolyma. Réhabilitée en 1963 pour « manque de preuves » Nina Lougovskaïa est devenue artiste peintre. Elle est morte en 1993. Son journal intime a été retrouvé après sa mort dans les archives du NKVD ouvertes au public après la chute de l’URSS. Il est un témoignage de la vie quotidienne d’une adolescente à Moscou, au milieu des années 30.
Tout d’abord, les préoccupations de Nina sont celles, intemporelles, de nombre d’adolescentes. Elle se trouve laide, voire repoussante et envie ses soeurs aînées et ses camarades de classe. Elles, sont si mignonnes, et bien dans leur peau, et à l’aise avec les garçons. Car Nina est obnubilée par les garçons. Tour à tour elle tombe amoureuse de plusieurs garçons de sa classe, elle a le béguin pour des étudiants, camarades de ses soeurs. Elle les observe, détaillant leurs attraits physiques et leur caractère. En classe elle fait circuler des petits mots en direction de ses amies pour échanger leurs opinions sur tel ou tel.
L’école est aussi un grand soucis de Nina. Elle n’a pas de très bons résultats, est âgée de deux ans de plus que ses camarades et cherche un moyen d’en finir au plus vite avec sa scolarité secondaire. Elle alterne les périodes de découragement où elle cesse d’aller en cours et les périodes d’enthousiasme où elle décide de travailler d’arrache-pied (bien souvent, semble-t-il, cela ne dépasse pas ce stade de la décision).
Cet aspect du journal est intéressant car il montre une permanence des sentiments de l’adolescence. De plus Nina écrit plutôt bien. Cependant, au bout d’un moment, j’ai commencé à trouver que cela devenait répétitif et lassant.
L’aspect le plus intéressant du journal, c’est celui qui attiré l’oeil de la police politique : des passages entiers en ont été soulignés par un inspecteur du NKVD et ont servi de preuves confirmant les opinions contre-révolutionnaires de Nina. Quand elle écrit au sujet de Staline :
« J’ai rêvé à la façon dont je le tuerais, ce dictateur. Les promesses qu’il fait à la Russie, ce salaud, cette ordure, alors qu’il la mutile, ce vil Géorgien ! « On comprend qu’un régime totalitaire ne puisse pas laisser passer de tels propos. Mais est aussi retenu contre elle le fait qu’elle dise que, bien qu’ayant pitié d’eux, elle ne se sent aucun point commun avec le peuple et les masses ouvrières. Où les nombreux moments où elle pense plus ou moins sérieusement au suicide.
C’est au moment où le journal s’arrête, où sa vie va prendre un tour dramatique que j’aimerais le plus pouvoir suivre Nina dans sa déportation.