A la fin des années 1980 V. S. Naipaul entreprend un long voyage en Inde. Durant ce périple il rencontre des Indiens qu’il interroge sur leur conception de la vie, leur engagement politique ou religieux. Ce sont ces entretiens qu’il relate dans Un million de révoltes. Il s’agit donc de journalisme mais de journalisme approfondi car V. S. Naipaul a vraiment le talent d’écouter et de questionner pour faire ressortir chez ses interlocuteurs l’essentiel de leurs choix et de leurs motivations.
A Madras, V. S. Naipaul part sur les traces de Periyar, fondateur d’un mouvement rationaliste et anti-brahmane en rencontrant Veeramani qui fut un de ses disciples. Ce mouvement est mené par des membres des castes moyennes qui critiquent la domination des brahmanes mais n’accordent aucun intérêt au sort des basses castes. Mon voisin me souffle que V. S. Naipaul étant lui-même brahmane il ne peut pas -malgré ses tentatives- être objectif sur ce sujet. Ce qui me frappe, moi, c’est la ressemblance de ces rationalistes qui ont érigé le refus de la religion en religion avec notre « Libre pensée ». Sur la tombe de Periyar est gravée cette incantation : « Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas du tout de Dieu. Celui qui a inventé Dieu est un sot. Celui qui propage Dieu est une canaille. Celui qui vénère Dieu est un barbare. »
A Madras, V. S. Naipaul fait également connaissance avec Kakusthan, un brahmane qui s’efforce de vivre pleinement selon le code brahmane.
A Calcutta, ville qui tombe en ruines, V. S. Naipaul rencontre plusieurs anciens militants communistes, maoïstes, naxalites, actifs dans les années 60-70. Ici aussi on peut voir de nombreux parallèles avec l’engagement de jeunes occidentaux à la même époque. Des étudiants s’engagent auprès des paysans ou des ouvriers, une partie d’entre eux dérape vers la violence et les attentats.
A Amritsar, autour du temple d’or, V. S. Naipaul s’intéresse aux dérives terroristes du mouvement sikh en rencontrant des personnes ayant approché Bhindranwale qui en fut le gourou. De 1982 à 1984 Bhindranwale occupa avec ses hommes le temple d’or à partir duquel ils organisaient attentats et assassinats, avant d’en être délogés par la force par l’armée. V. S. Naipaul s’interroge sur ce qui peut mener des croyants à cette violence.
Enfin V. S. Naipaul termine son séjour par un retour au Cachemire où il résida quatre mois lors d’un précédent voyage en 1962. C’est l’occasion pour l’auteur de comparer l’évolution de l’Inde en 27 ans. La population s’est densifiée et la foule envahit les abords et la surface du lac de Srinagar.
Un million de révoltes est un livre dense qui ne se lit pas si facilement. Mais si on s’y tient c’est l’occasion de rencontres passionnantes. De plus V. S. Naipaul écrit très bien et donne aussi des descriptions pittoresques :
« La route, très encombrée, reflétait l’activité agricole, mais les camions, quoique décorés avec amour, étaient surchargés de façon typiquement indienne et conduits très vite et très près les uns des autres, comme si le métal était quelque chose d’incassable et faisait de l’homme un dieu, comme si on pouvait tout demander à un moteur, un volant et des freins. Entre Goa et Bangalore, ce jour-là, au cours de sept graves accidents de la circulation, dix ou douze camions avaient été réduits en bouillie et des gens avaient presque certainement trouvé la mort. Des camions avaient quitté la route et fini dans des étangs; d’autres s’étaient rentrés dedans. Les habitacles des camionneurs s’étaient pliés en accordéon, du verre avait volé en éclats. Des essieux s’étaient rompus, des roues s’étaient écartées du châssis selon des angles bizarres; parfois même, tels des animaux vulnérables, au ventre mou, des camions s’étaient retournés sous leur cruel chargement, montrant le délabrement et la rouille de leurs abdomens de métal et la surface lisse de leurs pneus rechapés. »
Tahir Shah, L’apprenti sorcier, Au coeur de l’Inde mystérieuse, Le livre de poche
Quand Tahir Shah était enfant, en Angleterre, un étrange visiteur se présenta un jour à la porte de la maison familiale. C’était Hafiz Jan, gardien héréditaire de la tombe de l’arrière-arrière-arrière-grand-père de Tahir Shah, Jan Fishan Khan. Hafiz Jan était versé en art de l’illusion et, avant de s’en retourner en Inde, il en enseigna les rudiments au jeune Tahir Shah.
Vingt ans plus tard, à la fin des années 1990, Tahir Shah décide de poursuivre cet enseignement et part à la rencontre de Hafiz Jan, au nord de Delhi. Mais Hafiz Jan a, depuis leur précédente rencontre, renoncé à exercer la magie et adresse Tahir Shah à celui qui fut son maître et qui habite à calcutta : Hakim Feroze. Auprès de ce dernier Tahir Shah va entamer une formation particulièrement difficile. A l’issue de celle-ci il va partir pour un voyage d’études vers le sud de l’Inde à la rencontre des sadhus, des mages et des sages. C’est aussi l’occasion pour lui de croiser les gens du peuple des villes et des campagnes.
Ainsi à la gare d’Howrah à Calcutta : « Elle n’a peut-être pas la bizarre splendeur indo-gothique du terminus Victoria de Bombay, mais l’incroyable marée humaine qui l’occupe en permanence ne peut qu’engendrer une fascination immédiate -et persistante. Dans cette cohue où ceux qui l’oseraient pourraient à peine bouger -mais où, comme dans un gigantesque jeu de chaises musicales sans musique ni chaises, les centaines de personnes assises sur le sol s’efforcent de ne pas se lever sous peine de perdre immédiatement leur place- se pressent épaule contre épaule des personnages de tous les genres, exerçant toutes les sortes d’activité -ou d’inactivité. Il y a là des marchands de fleurs brandissant d’épais bouquets de lys, un dentiste armé du davier qui constitue son matériel unique et éminemment transportable, un groupe de pèlerins Jains avec des masques de carton blanc, cinquante écoliers faisant la chasse aux mégots abandonnés, une portée de chatons délaissés par leur mère, soixante porteurs en turban, un mendiant aveugle accompagné d’un singe infirme, un sadhu adorateur de Kali avec un sabre trempé dans la peinture rouge… »
Tahir Shah écrit dans un style facile à lire, vivant et plein d’humour. J’ai bien aimé.