A la rencontre du sous-continent
Les hindous croient que le temps est cyclique (en hindi « kal » signifie à la fois « hier » et « demain »). Selon cette théorie le temps serait divisé en quatre grandes ères qui durent chacune des milliers d’années. La première est l’Age de la perfection puis chaque nouvel Age représente une période de détérioration morale et sociale accrue pour arriver finalement au quatrième et au pire : l’Age de Kali. Durant cette période les hommes se complairont dans toutes sortes de péchés. Ils tromperont leurs proches à la seule fin d’amasser argent et plaisir personnel. Ils finiront par vivre dans des grottes, l’espérance de vie se réduira et l’humanité sera au bord de l’anéantissement. Après cela le temps repartira pour un nouveau tour en recommençant tout depuis le début. Vous l’avez peut-être deviné, aujourd’hui nous sommes dans l’âge de Kali.
William Dalrymple qui a longtemps vécu en Inde et voyagé dans tout le sous-continent a réuni dans L’Age de Kali une vingtaine d’articles parus séparément dans différents journaux et revues. Cette sélection montre que l’Inde traverse en effet l’Age de Kali. Nombre d’articles sont terrifiants.
Les articles sont classés par régions. La lecture démarre dans le nord arriéré où les hommes politiques corrompus font régner la terreur. Les élections législatives de 1993 ont ainsi permi à 150 repris de justice aux casiers judiciaires chargés d’être élus dans l’Uttar Pradesh. On passe ensuite au Rajasthan agité par la guerre des castes.
Bombay et Bangalore apparaissent comme des vitrines de l’Inde moderne. Cependant dans cette dernière ville, en 1997, le nouveau Kentucky Fried Chicken a été mis à sac par des paysans membres de l’Association des agriculteurs du Karnataka en guerre contre l’invasion des compagnies étrangères et qui vantaient les vertus des « bons masalas dosas ». William Dalrymple est un peu ironique par rapport à cette action : il n’y a qu’en Inde qu’on peut voir cela. « Le Kentucky Fried Chicken n’est sans doute pas une cuisine de gourmet, mais il faut une sensibilité culturelle exacerbée pour voir, dans le fast-food, une insulte à l’honneur national. »
Pourtant cette histoire m’a fait penser au démontage du Mc Do de Millau en 1999 mené par José Bové pour protester contre le capitalisme apatride et la malbouffe. A Bangalore William Dalrymple nous montre aussi que ce genre d’action flirte avec le nationalisme et la xénophobie.
La lecture de Sur le sentier du tigre m’a fait découvrir la situation dramatique du Sri Lanka frappé par une guerre civile meurtrière. Je n’ai pas l’impression d’avoir jamais rien vu sur ce pays dans la presse française et je vais y faire plus attention à l’avenir.
Enfin l’auteur nous emmène au Pakistan, pays qui apparaît comme sauvage et où de grandes portions de territoire sont sous l’autorité de chefs tribaux.
Au total il y a des choses intéressantes même si c’est inégal. Le format des articles donne des chapitres assez courts donc faciles à lire mais parfois aussi j’aurais aimé que le sujet soit plus creusé. Il faut signaler aussi que le livre a déjà dix ans et qu’il porte sur un pays où certaines choses bougent vite à l’heure actuelle (mais pas tout, ce que montre l’auteur).
William Dalrymple a rencontré plusieurs personnes âgées qui avaient connu l’Inde britannique dans laquelle ils appartenaient à la classe supérieure, aristocratie ou administration et qui disent à quel point c’était mieux avant. Je ne suis pas sure que ces gens soient représentatifs de l’ensemble de la population.
Enfin, William Dalrymple a un talent pour donner de belles descriptions de paysages. En le lisant j’ai eu alors l’impression d’y être ou l’envie d’y aller, malgré tout.
David Davidar, La maison aux mangues bleues, Le livre de poche
Entre 1899 et 1947, l’histoire sur trois générations de la famille Dorai de Chevathar à l’extrême pointe sud de l’Inde. Le patriarche est Solomon Dorai, riche propriétaire et chef traditionnel de Chevathar. A la veille d’un nouveau siècle voilà que des violences agitent le village sur fond de guerre des castes et de rivalités personnelles. Le fils puis le petit-fils de Solomon reprendront à leur tour sa vision d’un lieu qui soit un havre pour la famille élargie.
On dit que la mangue bleue de Chevathar est la meilleure du monde. Elle l’est en tout cas pour ceux qui en sont originaires puisqu’elle a le goût des racines, de l’endroit d’où l’on vient et vers lequel on retourne toujours.
J’ai beaucoup aimé ce roman fort bien écrit. Il y a de l’action et de la réflexion. Chacun des trois personnages représentatif de sa génération (particulièrement le fils et le petit-fils) vit son histoire personnelle, recherche à sa façon le sens de sa vie, pas exactement dans la direction qu’aurait choisie son propre père. Mais finalement, par ces voies détournées, leur chemin les ramène l’un et l’autre vers Chevathar et leurs origines.
Moi qui ai été élevée en déménageant souvent je n’ai pas de lieu auquel je sois ainsi attachée et pourtant je me suis sentie concernée par le soucis des personnages de construire sur la durée et de s’inscrire dans un projet familial.
Suketu Mehta, Bombay maximum city, Buchet-Chastel
Suketu Mehta a grandi à Bombay jusqu’à l’âge de quatorze ans. Sa famille a alors émigré aux Etats-Unis où il s’est installé. En 1998, vingt-et-un ans après avoir quitté la ville de son enfance, il y revient pour y vivre pendant deux ans et enquêter afin d’écrire Bombay maximum city. Issu d’une famille aisée de diamantaires Suketu Mehta a, pendant ces deux ans, rencontré les exclus et les marginaux de Bombay. Il découvre et nous fait découvrir un monde fascinant où la violence extrême côtoie la solidarité entre miséreux.
Dans la première partie, Le pouvoir, Suketu Mehta rencontre divers protagonistes des émeutes de 1992-1993. La destruction de la mosquée d’Ayodhya par des fanatiques hindous en décembre 1992 a entraîné des violences inter-religieuses en Inde. A Bombay elles culminent en janvier 1993 avec le massacre de nombreux musulmans. Enfin, le 12 mars 1993, dix bombes déposées par des terroristes musulmans explosent en divers endroits de la ville. Elles font plus de trois cent victimes. Suketu Mehta interroge des hommes de main du Shiv sena (l’armée de Shiva), le parti politique xénophobe qui a déclenché ces émeutes. Il s’agit de tueurs qui racontent sans états d’âme comment ils ont brûlé vifs des musulmans mais qui parfois ont aussi sauvé du massacre des voisins et qui -quand leurs enfants sont malades- vont prier dans des lieux saints musulmans.
Les conditions de vie très rudes et l’absence d’espoir en leur avenir conduisent également de nombreux jeunes à se tourner vers le banditisme. La guerre des gangs fait rage dans les bas-fonds de Bombay. Il existe des gangs hindous et des gangs musulmans mais ici aussi la religion n’est qu’un prétexte. De l’autre côté de la barrière l’auteur nous présente Ajay, flic incorruptible qui pourchasse inlassablement les méchants mais n’hésite pas à provoquer des « rencontres » (=exécutions), seul moyen de régler leur compte aux plus dangereux car la justice est dépassée et corrompue.
La deuxième partie, Les plaisirs, tourne d’abord autour de Mona Lisa, une danseuse de bar et de sa collègue Honey qui est en fait un homme. Ce monde nocturne est étroitement lié avec la pègre et on y retrouve les protagonistes de la première partie. Ils sont également présents à Bollywood qui est pour les gangs une vache à lait (pratique courante de l’extorsion de fonds) et un moyen de blanchir l’argent sale par le financement des films.
Enfin la dernière partie, Passages, nous présente des personnes au moment où elles changent de vie. Une famille de sept personnes qui a toujours vécu dans une pièce dans un bidonville a enfin les moyens de s’acheter un appartement de deux pièces. De riches diamantaires renoncent à leurs richesses pour vivre en ascètes.
Suketu Mehta nous présente un visage passionnant de Bombay, à la fois repoussant et attirant. Venu y vivre pendant deux ans avec sa femme et ses deux jeunes enfants il est lui-même un de ses sujets d’étude. Il est arrivé ignorant de toutes les stratégies nécessaires à la survie dans la Maximum city, il a noué de nouvelles relations et il repart, comme ses personnages de Passages.
Satyajit Ray, La nuit de l’indigo, 10-18
La nuit de l’indigo est le titre d’une des onze nouvelles que comporte ce recueil. Il s’agit, pour la plupart d’entre elles, de petites histoires fantastiques. Les personnages croisent des animaux intelligents : un chien qui rit dans Le chien d’Ashamanja Babu ou un oiseau qui écrit dans Corvus ; ils rencontrent des revenants (La nuit de l’indigo, Le duel) ou sont confrontés à divers phénomènes surnaturels.
Les aventures du professeur Shonku (Corvus, Dimoi, Mystère au Sahara et L’expédition Licorne) mêlent science-fiction surannée (les personnages se nourrissent de pilules nutritives) et monde merveilleux. On retrouve là l’influence de Jules Verne dont Satyajit Ray nous dit dans la préface qu’il le lisait dans son enfance. L’ensemble est bien écrit et agréable à lire.
Shashi Tharoor, Show business, Points
Ashok Banjara, super-star de Bollywood est à l’hôpital, dans le coma, victime d’un accident de tournage. Sur recommandation de son médecin ses proches se relaient à son chevet pour lui parler. En fait chacun vient lui faire part de ses griefs à son encontre. Dans le même temps Ashok voit défiler dans son esprit le film de sa carrière depuis ses débuts hésitants jusqu’à sa tentative échouée de se lancer dans la politique.
Dans ce roman Shashi Tharoor présente le fonctionnement du cinéma de Bollywood et ce qui permet d’y faire carrière. Pas besoin d’être un bon acteur si on a un physique avantageux ou des relations. Ensuite, comme pour Ashok Banjara, les films s’enchaînent au rythme de plusieurs par an, la seule présence de son nom au générique garantissant le succès.
Mon amie Michèle qui m’a prêté cet ouvrage (ainsi que toute une série de livres sur l’Inde, merci Michèle) me dit que le personnage d’Ashok Banjara est en fait l’acteur Amitabh Bachchan. Il en est au moins inspiré en partie. Leurs initiales sont les mêmes et Ashok Banjara est surnommé « Le jeune homme affamé » (en Anglais « The hungry young man ») alors que Amitabh Bachchan à ses débuts était « Le jeune homme en colère » (« The angry young man »). La traduction en Français, dépourvue de notes, ne permet pas de goûter ce jeu de mots si on n’est pas un peu au courant.
J’ai trouvé la lecture de Show business souvent amusante et même très drôle quand Shashi Tharoor raconte les films imaginaires tournés par son héros. J’y ai retrouvé la veine de Bollywood. Cependant certains passages m’ont aussi semblé un peu longs.
Indu Sundaresan, Le festin de roses, Le livre de poche
Le festin de roses raconte l’histoire de Mehrunnisa alias Nur Jahan, la femme de l’empereur moghol Jahangir et la tante de Mumtaz Mahal pour qui fut construit le Taj Mahal. C’est donc dire que Le festin de roses se passe au même moment et met en scène les mêmes personnages (hormis Augustin Hiriart) que Le songe du Taj Mahal que j’avais lu il y a peu.
J’ai trouvé fort intéressant ce personnage de Mehrunnisa. Mumtaz Mahal est certes plus connue du fait de son mausolée mais c’est la tante le personnage important à cette époque (début du 17° siècle). Elle fut la 20° épouse de Jahangir (qui avait aussi de nombreuses concubines) mais ils tombèrent amoureux l’un de l’autre et il ne fréquenta plus que rarement ses autres femmes après son mariage avec Mehrunnisa. Elle ne voulut pas se contenter d’un rôle de potiche dans le zenana et elle obtint de gouverner avec son mari, jouant un rôle de plus en plus important jusqu’à détenir la totalité du pouvoir à la fin du règne de l’empereur qui était gravement malade.
Indu Sundaresan montre comment Mehrunnisa s’est imposée grâce à sa volonté et à son amour pour son mari. Elle a dû pour cela lutter en permanence contre les jalousies et les haines des nombreuses factions de la cour : les femmes précédentes qui redoutent de perdre la faveur de l’empereur, les ministres et favoris contrariés de voir de pouvoir leur échapper et de devoir obéir à une femme.
J’ai retrouvé tous les personnages historiques dont j’avais déjà fait la connaissance dans Le songe du Taj Mahal et je n’ai pu que constater que Indu Sundaresan était beaucoup plus douée pour raconter les histoires. L’intérêt historique est aussi plus important puisque ce sont les personnages historiques qui forment le coeur du récit. Indu Sundaresan a aussi écrit La 20° épouse qui raconte l’histoire de Mehrunnisa avant son mariage avec Jahangir et que j’envisage de lire prochainement.
Truman Capote, Petit déjeuner chez Tiffany, Folio
Petit déjeuner chez Tiffany raconte l’histoire de l’amitié entre le narrateur, un aspirant écrivain et Holly, une call-girl, sa voisine.
Ce court roman est suivi de trois nouvelles qui racontent aussi des histoires d’amitié. Entre des prostituées dans La maison de fleurs (il y a surtout une histoire d’amour), entre deux forçats dans La guitare de diamants et entre un petit garçon de sept ans et une vieille femme dans Un souvenir de Noël. Dans un contexte de dénuement, toute l’année les deux amis mettent sou à sou de l’argent de côté pour pouvoir acheter les ingrédients nécessaires à la confection de trente cakes de Noël. Ces cakes sont ensuite offerts ou envoyés à des amis proches ou lointains comme le président Roosevelt. Rétrospectivement le Noël de ses sept ans apparaît au narrateur (qui fut le petit garçon) comme représentatif de ceux qui l’ont précédé et un souvenir précieux car il est le dernier qu’il aie pu passer avec son amie.
C’est cette dernière nouvelle que j’ai préférée. L’ensemble est plutôt bien écrit et gentil. Truman Capote décrit bien les gestes dont se nourrit l’amitié, le plaisir d’être ensemble et de façon plus touchante, j’ai trouvé, dans Un souvenir de Noël.
Christian Petit, Le songe du Taj Mahal, Le livre de poche
Au début du 17° siècle Augustin Hiriart, jeune orfèvre, doit quitter la France pour des raisons abracadabrantes. Après plusieurs années de voyage, notre héros arrive enfin en Inde où il entre au service de l’empereur moghol Jahangir. Jahangir est le père de Shah Jahan qui épousa Mumtaz Mahal pour qui il fit construire le Taj Mahal.
Voici un livre bien médiocre. D’abord le Taj Mahal qui avait attiré mon œil sur la couverture n’apparaît (et encore à l’état de projet) qu’à la toute fin du livre. Ensuite et surtout on a là une histoire fort mal racontée. Les rebondissements succèdent aux coups de théâtre, souvent peu crédibles. Des innocents sont jetés en prison. Des amoureux sont séparés pendant des années. De perfides individus trempent dans des intrigues de palais. La peste frappe la ville où résident nos personnages. Et pourtant, malgré toutes ces péripéties, le récit n’a pas éveillé en moi les sentiments intenses qu’il aurait du : ça n’est pas palpitant, je ne me suis pas attachée aux personnages. Le héros lui-même apparaît comme sans épaisseur, plus souvent agi qu’agissant. Alors que reste-t-il et pourquoi ai-je lu le livre jusqu’au bout ? Le contexte historique car l’ouvrage est documenté (mais les informations sont dispensées de façon un peu didactique).
Iain Pears, l’énigme de San Giovanni, 10-18
Revoici Flavia di Stefano et Jonathan Argyll à la poursuite des voleurs d’œuvres d’art. Mais Bottando ayant été appelé à de plus hautes responsabilités c’est Flavia qui doit maintenant assumer la direction du service de police spécialisé dans ce domaine.
Une petite icône, apparemment sans valeur, a été dérobée au monastère San Giovanni de Rome. Autour du tableau évoluent un certain nombre de personnages plus ou moins impliqués dans le vol. Un restaurateur d’œuvres d’art aux méthodes controversées, un richissime collectionneur grec et son fils chef de gang, une habile voleuse à la retraite et même le supérieur du couvent désireux de renflouer ses caisses.
L’intrigue et l’enquête sont plutôt bien ficelées mais je n’ai pas trop apprécié la morale de l’auteur. Ainsi la voleuse qui a passé sa carrière à écumer les collections publiques et privées d’Italie présente son action comme une simple redistribution. Ceux qu’elle a volés pouvaient se passer de leur bien. Certes mais voler aux riches pour revendre aux riches ça n’est pas pour moi de la redistribution. J’ai été aussi choquée par la façon dont l’homme d’affaires grec règle à la fin les problèmes posés par son fils. Il me semble, contrairement à l’auteur, que c’est une étrange façon d’assumer ses responsabilités.
Antonia Arslan, Il était une fois en Arménie, Robert Laffont
A la fin du 19° siècle Yervant Arslanian, le grand-père de l’auteur, a quitté l’Arménie à l’âge de treize ans pour aller étudier et s’établir en Italie. Il est devenu médecin, a épousé une Italienne. Il garde le contact avec son frère Sempad, pharmacien dans leur ville natale et rêve parfois qu’il fait construire une maison au pays. Mais en 1915 les autorités turques organisent le massacre des Arméniens. Sempad et les hommes de la famille sont assassinés, sa femme, ses sœurs et ses filles sont déportées.
A partir du témoignage des survivants, à partir de ce que lui ont « dit » les morts, Antonia Arslan a rédigé l’histoire de sa famille persécutée en Arménie, l’histoire de ceux qui se sacrifièrent pour les autres, l’histoire de ceux qui les aidèrent, l’histoire du sauvetage de ceux qui en réchappèrent. Le récit est à la fois documentaire (il explique clairement l’organisation du génocide) mais aussi merveilleux. Les protagonistes reçoivent en effet des signes sous forme de rêves qui les avertissent des temps sombres à venir ou de visions qui les préviennent. Des anges pleurent sur le destin du peuple arménien. L’auteur raconte les atrocités dont sa famille a été victime mais sans s’y complaire. Elle insiste plus sur la solidarité, le courage, l’espoir. Malgré le sujet elle arrive ainsi à garder une forme de légèreté à ce récit émouvant.